Via Argenteria

Palerme / 18 heures

Il est un peu plus de midi devant la cathédrale de Monreale, beaucoup de monde sur les terrasses, pas un chat dans le cloître; Cesare nettoie depuis quelques mois les chapiteaux de l’aile orientale, noircis et rongés par les poussières, la pluie, les ans. Il lâche son pinceau pour répondre à la première de mes questions, descend de son escabeau pour répondre à la seconde, il m’invite ensuite à une visite guidée. Les restaurations se sont succédé depuis le XIIème siècle alors que les travaux n’étaient pas encore terminés; beaucoup d’entre elles ont été oubliées, pas celles de la fin du XIXème (achevées en 1884): les auteurs les ont signalées par l’usage de matériaux distincts des originaux – qui sont d’ailleurs pour l’essentiel des réemplois de monuments de l’Antiquité.
D’autres interventions me seraient demeurées invisibles sans les indications de Cesare, notamment celles qui ont permis de sécuriser certains éléments que les violences de deux guerres ont affaiblis ou mis en miettes; des colonnettes ont été remplacées ou déplacées si bien que l’alternance des colonnettes nues et des colonnettes incrustées de mosaïques n’est plus systématique. Le faux voisine avec le vrai, l’origine se perd dans l’avenir et on s’y fait, même que quelque chose se remet à l’endroit et rend une épaisseur à ce qui ne tenait qu’à un fil.
Cesare me fait voir les arcades qui faisaient alterner le noir et le blanc, il n’en reste plus rien; il me raconte comment les cinquante-six colonnettes de l’aile orientale du cloître avaient la fâcheuse tendance à s’incliner et à entraîner l’ensemble du cloître vers l’est; les ingénieurs ont décidé, pour que celui-ci échappe au pire, à déplacer les socles d’une quinzaine de centimètres, ramenant le tout à la verticale, mais avec le désagrément que ces socles débordent du muret sur lequel ils sont assis. L’opération a eu pour effet malheureux, en outre, que certaines colonnettes de l’aile occidentale menacent désormais de se briser.
Celles qui assurent l’équilibre aux quatre angles du cloître, mise à part l’une de celles qui entourent la fontaine de Jouvence, sont les plus belles, presque transparentes, et croquantes comme des sablés bretons – le temps y est évidemment pour quelque chose -, il ne me déplairait pas de tenir aujourd’hui un de ces biscuits dans ma poche.

Santa Maria Vergine

Palerme / 15 heures 

Les murs de la cour, qu’on aperçoit de l’extérieur, sont décorés de bris de carreaux colorés; la maison est au bord de la mer, une espèce de bungalow à mi-chemin d’un mobil home et d’un cabanon de pêcheurs qui se serait étendu de génération en génération. Le propriétaire m’invite à faire des photos de l’intérieur: c’est l’œuvre de l’un de ses dix frères, mort aujourd’hui. Ils sont tous nés là, à Santa Maria Vergine, se sont expatriés pour gagner leur vie avant de revenir finir leurs jours dans l’une ou l’autre des nombreuses dépendances de ce labyrinthe familial.
Entre son départ et son retour de l’étranger, les autorités palermitaines ont défiguré le paysage, l’homme n’a pas de mots assez durs pour maudire ceux qui étaient alors aux affaires, qui se sont débarrassés ici, chez lui, des restes de la guerre et des matériaux de creuse qui ont permis aux promoteurs d’élever des palais et des HLM.
C’était le plus bel endroit du monde, l’ancien marin à la retraite en donne pour preuves les ans qu’il a passés sur les océans et qui n’ont pas démenti ses certitudes: rien vu de pareil, nulle part.
Je confirme les dégâts, la guerre n’a pas cessé au pied du Monte Pellegrino, entre Mondello et Santa Maria Vergine, du béton à perte de vue, des fers rouillés, des portails renversés, des fils de fer barbelés, des treillis, des chiens, des affaissements de terrain, des maisons vides.
Rien n’empêche cependant les orangers de pousser et les citrons de mûrir. Quant à la mer, elle fait comme si rien ne s’était passé.

San Giovanni degli Eremiti

Palerme / 13 heures

Les aventures de Pierre et de Paul sur les murs de la Chapelle palatine, refaite à neuf après le tremblement de terre de 2002, attirent du monde. On n’aurait pas manqué, à l’époque de Roger II de Sicile ou de Frédéric de Hohenstaufen, de réactualiser le programme iconographique en mentionnant au moins le rôle du mécène allemand qui a mis la thune pour restaurer cet ensemble et en plaçant discrètement, ici ou là, les vis et les boulons qui ont fait sa fortune.
Ne nous plaignons pas! C’est ce même culte de l’œuvre définitive, ou d’origine, qui a permis au cloître de San Giovanni degli Eremiti de vivre à l’écart des soubresauts de l’histoire, dans l’ombre d’un jardin luxuriant, et de m’inviter à me caler entre deux colonnes et à lézarder aux côtés de deux néfliers.