Montenailles

Le Mont-sur-Lausanne / 11 heures

Le sentier déroulait ses lacets jusqu’au col de Matze avant d’allonger son pas à flanc de coteau jusqu’à Van d’en Haut. C’était il y a quinze jours, le soleil avait terminé le travail entamé par le foehn et le froid avait consolidé la couche de fond; ne restaient que les os des anciennes coulées venues mourir dans le lit de la Salanfe: pas de quoi s’inquiéter. La neige qui recouvrait encore les pâturages semblait indiquer la présence d’un lac qu’aurait bordé au nord un collier de chalets colorés. Il faisait un temps de conte de fées, la prudence voulait pourtant qu’on s’arrête sur les bas de Van d’en Haut.
On pensait alors que l’hiver avait tiré ses dernières cartouches, c’était sans compter avec les us et coutumes des fins de saison: il est en effet tombé deux mètres de neige la semaine passée, plus d’un mardi soir, si bien qu’une avalanche, une avalanche énorme est descendue mercredi des Perrons, sur un large front, et a emporté une quinzaine de chalets sur les hauts de Van d’en Haut; on n’avait pas vu ça depuis 200 ans.
Les chalets étaient fort heureusement vides; l’un d’eux, en miettes, fait voir aujourd’hui ses entrailles, lambourdes et lambris en mikado; les autres, un peu manchots, ont de la neige plein la bouche et les yeux rouges; penauds dans leur trou ils attendent le printemps.
De mon côté je me félicite de m’être approché en deux fois – par voie de presse d’abord, en réalité ensuite – de l’un de ces événements qui ont la mystérieuse vertu de nous en priver un jour d’un coup, définitivement.

Carrefour

Riau Graubon / 17 heures

On voudrait parfois qu’il s’épuise, tarisse, disparaisse; qu’il renonce à ses grimaces, à ses sourires, à ses poisons. On voudrait qu’il se prenne dans les mailles du filet qu’il ravaude et se noie, on voudrait entendre ce qui revient lorsqu’il se tait, le vent, les moineaux, le lilas. On voudrait faire la peau à ce charivari, à ce charivari d’opinions et de jugements, à ce poudingue de croyances et de convictions, ce fatras de points de vue et de sentiments.
Vite ailleurs, oh pas loin et jeûner; affamer ces démons qui m’ont nourri et m’épuisent, m’étouffent comme le lierre.

L’entente


19 novembre 2016

Mais je me souviens encore que pour le sujet, précisément, Juvigné a fait cette boutade: « Le Saint-Esprit, c’est sans doute l’être supérieur qui naît de l’entente entre le Père et le fils. »
Jean-Loup Trassard, L’amitié des abeilles

En marchant devant et en donnant à voir au gamin qui le suit une manière toute à lui d’avancer dans la montagne, de la raconter et de la dessiner, de rythmer son pas, de prolonger ou d’abréger les silences, d’avoir faim, d’avoir peur, d’avoir soif, le père livre au fils, qu’il le veuille ou non, son interprétation des vices et des vertus. C’est en l’invitant à son tour, plus tard, à l’accompagner sur l’autre versant que le môme reconnaît ce qu’il doit à son père, en lui tournant le dos et en donnant à voir à celui qui le suit désormais ce qu’il est devenu.
C’est ainsi que le fils reconnaît sa dette, avance au pas de charge, s’enfonce dans le paysage, allonge ou réduit son pas, balance ses longs bras, montre du doigt un autre visage de la montagne d’autrefois. Et si le père reconnaît un rire, une dégaine, un air de famille, il s’étonne de ce qui s’échappe en avant du fils, que celui-ci voit à travers les lentilles qu’il a polies en secret. Il y aurait donc d’autres manières de considérer et d’empoigner le monde, voilà ce que le père reçoit en retour, à son tour de reconnaître sa dette.
Tous deux ont ainsi pris place dans la lignée, donataires et donateurs, tous deux ont reconnu la filiation ; ils vont pouvoir désormais aller côte à côte ; le flambeau a passé dans les mains du second sans quitter celles du premier, quelque chose a repris ses droits sur le chemin qu’ils suivent à la queue leu leu, rien ne leur appartient plus, ni les montagnes, ni le ciel ni la mer ; ni le père au fils, ni le fils au père : ils sont quittes. Quelque chose s’ouvre en tiers qu’ils aperçoivent par l’une des fentes du jour.

Orphelin, père de trois, mère de quatre ou sans enfant, nous sommes tous amenés un jour à occuper cette place creusée par ceux qui nous ont précédés et ceux qui nous suivront ; c’est ainsi que nous entrons dans la danse des générations, chargés de recueillir ce qui nous est confié, ce rien qui ne cesse de nous échapper et que nous avons à relancer.
Les successions ne sont toutefois pas sans danger, on le sait ; les chicanes menacent, le mimétisme guette. Aussi bien dans le monde agricole et les milieux industriels que chez les artistes et les va-nu-pieds ; on se souvient du jour où Giovanni Pisano, sculptant au XIIIème siècle dans l’ombre de son père Nicola, inscrivit son prénom dans le marbre de la Fontana Maggiore de Perugia, indiquant par là que le motif qui le surmontait n’était pas de la main de Nicola mais de la sienne.
A cet égard, ce que le père et le fils présentent à la villa Moyard est exemplaire. Car s’ils donnent à voir des objets qui coexistent sans se faire de l’ombre et qui, à l’évidence, procèdent d’intentions différentes, ils ne s’excluent pas non plus. Il se pourrait même que les manières du père et du fils se fassent écho et que, renvoyant l’une à l’autre, elles se succèdent.

Il faut être seul pour entendre les voix qui nous parviennent et les traduire dans sa propre langue ; on ne peut concevoir qu’en silence, loin des balises, caché ou dans la nuit, en retrait, derrière les frondaisons où mûrissent et se détachent les fruits.
Il suffit d’entrer un instant dans leur atelier respectif pour identifier ce qui les distingue. Leurs cuisines n’ont en effet pas la même allure, ni leurs outils ni leurs batteries : le père use du four, du feu, fait mijoter des liquides et apprivoise le visqueux ;  le fils taille, scie, visse, cloue, un établi suffit. Le premier a joué, gamin, au Petit Chimiste, il rassemble les ingrédients, y met le feu, mélange, chauffe, presse, distille ou réduit ; le second a joué au Meccano, il liste, sépare, extrait, articule. L’un prépare ses mixtures en secret, l’autre déplie ses dispositifs en plein air.

On connaît bien le travail du père qui, depuis plus de trente ans, déroule comme une loupe de cerisier ou d’érable ce rien qui tremble lorsqu’on le noie dans un lac de cire, respire lorsqu’on le recouvre d’un suaire, parle lorsqu’on le dissimule derrière une pluie d’encres, remue lorsqu’on le laisse agir sur un oculus de verre. Quelques élus l’ont vu faire, le père a les gestes du sorcier. Et l’incrédule que je suis, guignant par la porte entrouverte, assiste à la naissance d’un ver luisant ou d’une voie lactée serrés dans leur mandorle.
On n’en saura pas plus, l’énigme se referme, arrêtée par un filet d’ombre, sans serrure ni clef. A notre tour de nous pencher, yeux fermés, sur ces objets qu’on voudrait caresser : sein, cire ou laque, résine, mousse ou peau, fermes comme du marbre, fragiles comme de la porcelaine.

Ce sera au fils, sans trahir le père, de soulever les rideaux derrière lesquels se font et se défont nos vies, de s’aventurer sur les chantiers et dans les ruines où nous passons le plus clair de notre temps, de se risquer dans les coulisses de nos théâtres.
Le fils photographie ces mondes oubliés qu’il croise lors de ses promenades, qu’on préfère cacher derrière une palissade ou qu’on balaie d’un revers de main. Et s’il les photographie, c’est parce que, noyé dans leur grisaille, quelque chose semble lui faire signe, une couleur, une ondulation à laquelle il s’attache, une fragilité, un souvenir. C’est à cet élément – ou ce complexe d’éléments – sur le point de disparaître d’avoir été trop vu que le fils octroie une chance, en le retirant de la gangue qui l’étouffait et dans laquelle il se repliait ; il lui offre, en le dépliant et en le réarticulant morceau par morceau, une envergure et une profondeur auxquelles on ne songeait pas : tumulus, poteaux d’angle, barrières, chevilles, clés de voûte, couvertures, sous-couvertures, chausse-trappes, qui témoignent de nos équilibres précaires, de nos montages de fortune, des improbables raccords et des mauvais plis.

L’étonnement glisse alors, par un chemin inverse de celui du père, du précieux au dérisoire, et le secret qui s’était retiré rebondit à l’extérieur, et c’est toute la beauté triviale et bonne à jeter qui se déploie, relançant plus loin la possibilité même de nos miraculeux assemblages.
Si donc la beauté qui nous tient en vie n’a pas quitté l’avant-scène de nos théâtres et les cimaises de nos musées, elle colonise aujourd’hui les friches, les coulisses, les banlieues, rappelant que la poésie n’est pas dans le poème. Nous avons à nous étonner de tout, à nous étonner de rien, autant des grains de sable qui se déposent au fond de la mer que des bulles d’air qui montent vers le ciel.

Ainsi, dans cette singulière partition que nous offrent le père et son fils, chacune des voix précède l’autre ou la suit, lui donne sens et volume, force et singularité ; elles reconnaissent à leur manière que nos vies oscillent, laissant les choses tantôt se refermer sur elles-mêmes en se détournant de ce qui les entoure, tantôt se déployer comme des fleurs.
Ne sont jamais aussi proches l’un de l’autre – éloignés aussi – qu’un père et un fils marchant à la queue leu leu sur un sentier de montagne ; ils se succèdent en une boucle étrange, l’un se frotte les mains et prend les devants, l’autre lève les bras et s’attarde. Tous les deux creusent, fouillent et bêchent : un trésor est caché dedans.