


Cher Pierre,
Je ne crois pas encore te l’avoir dit, mais en février 2020, Ursi Aeschbacher a invité dans un café biennois toutes les personnes qui gravitent autour des éditions de la Brotsuppe Verlag qu’elle dirige depuis plus de 15 ans. L’éditrice m’a présenté à cette occasion Yves Raeber, à qui elle a proposé de traduire Novembre et qui a accepté. On s’est à peine parlé, il n’avait pas commencé, requis tout entier par les traductions de textes de Thomas Sandoz et de Jean-Pierre Rochat.
Yves Raeber m’a écrit en avril, du milieu de Novembre, chapitre VI, effaré par la manière dont le virus a fait vaciller nos perceptions mais en bonne santé. Il avance sans perdre le nord. Voyage partiellement jouissif, écrit-il, parfois ardu, cerné de friches et de marécages. Il prévoit de finir ce chapitre avant de faire une pause, pour une première relecture axée sur des questions de signification et de température générales. Il me propose enfin que nous nous voyions dans quelques semaines, après les journées de Soleure où il parlera de sa traduction de Béton armé de Philippe Rahmy.
Yves Raeber m’a envoyé encore un mail le 25 mai depuis Ins. Il termine la traversée du chapitre 8 et se prépare à reprendre depuis le début, histoire d’avoir une idée où il va. Deux à trois semaines de travail, précise-t-il, avant qu’on se rencontre, pour discuter de quelques questions, celles qui subsistent, car souvent, écrit-il, les problèmes se résolvent tout seul en cours de travail.
On s’est retrouvés hier au Point de rencontre de la gare de Berne. Il est venu en train de Zurich, moi de Lausanne. On a d’abord marché, parlé de choses et d’autres, de nos enfants et de nos vies. Puis on s’est installés dans un café en face du Rathaus, le Volver Bar Tapas Café. Il a aussitôt sorti son ordinateur de son sac à dos et on s’est mis au travail ; j’ai pris la mesure de son chantier, il ressemblait étrangement au mien. J’ai eu l’impression très nette que la tâche du traducteur est elle aussi sans fin, à tel point que j’ai hésité à lui dire, en en devinant l’ampleur, de renoncer à cette entreprise. Mais parce que ce livre était en passe de devenir tout autant son livre que le mien, je n’ai rien dit.
On en a parlé pendant quatre belles heures, abordant des questions pour de vrai, livrées à nos sens et à notre intelligence d’artisans ; c’était la première fois que ça m’arrivait de parler ainsi de Novembre, tandis qu’allait et venait entre nous ce qui ne se dirait pas, ce dont j’avais cru pouvoir m’approcher et dire et qu’il essayait à son tour de dire et de traduire.
On s’est quitté à 14 heures, il est reparti à la gare. J’ai hésité à aller faire une prière dans l’église St Peter & Paul pour que tout se passe bien ; j’ai préféré longer l’Aar qui filait à toute allure en direction du lac de Bienne : eaux de fonte, et lourdes pluies de la veille, terre, sables et bois flottés. Pourvu que les berges du canal de Hagneck tiennent et que le lac de Bienne ne déborde pas.
Bien à toi.
Jean
Lettre à Anna : Merci à Manuella Maury, à Jean-Marie Félix et à Roland Vouilloz, à Philippe Jaccottet et à Alain Souchon, à Jérôme Berney et à la gendarmerie vaudoise.
Les pâturages que Rambert avait sous les yeux, et auxquels j’avais rêvé, avaient disparu ; et le lac qui les avait remplacés, Rambert y avait rêvé. Comme si l’un et l’autre souhaitions voir autre chose que ce que nous avions sous les yeux, ou plutôt la chose et ce qu’elle n’était plus, son apparition et sa disparition. Comme si l’image fixe était toujours un mouvement, une provenance et une destination.
Emile Javelle évoquera quelques années plus tard, venant du col des Paresseux, le bassin pierreux d’un lac à moitié desséché, une vaste et splendide arène, unie comme l’onde d’un lac dans les plus beaux jours, couverte de la plus tendre verdure et des plantes alpines les plus délicates, arrosée des plus séduisants ruisseaux.
On sonne ce matin au Riau, Papa ! c’est la gendarmerie.
– Monsieur Prod’hom ? Quelqu’un a aperçu votre voiture parquée sur la route de l’’Ancien Stand, en lisière de forêt, après les Biolles. Il l’a revue ce matin, même place. Alors il nous a téléphoné, il a reconnu votre véhicule et s’est inquiété, peut-être aviez-vous fait un malaise dans les bois. On est venu vérifier.
– Réconfortez-le, tout va bien. Je suis descendu hier à la déchèterie, en fin de matinée, j’ai laissé ma voiture en bordure de route et suis rentré à pied. Comme il s’est mis à pleuvoir, j’ai décidé que je redescendrais aujourd’hui la chercher. Réconfortez-le, tout va bien.
Cher Pierre,
Merci pour ton mot. il est au diapason de ce que je vis ici. Quant à la poule et à son couteau, pareil, je n’ai jamais fait mieux. Mais j’ai une tête de mule, te renvoie le lien. Il te suffira de cliquer là-dessous, là où c’est rouge.
DéCAMERA, c’est des écrivaines et des écrivains qui racontent chaque jour une histoire de leur crû, une histoire de leur choix, depuis leur chambre, pour tenir le coup tant que la pandémie durera. Un podcast low-fi de récits reliés, en souvenir du Décaméron. Un séjour à Hauterive constitue le 34e récit de cette belle aventure.
Mais. c’est aussi un supplément à NOVEMBRE ; il aurait pu prendre place au milieu du chapitre VIII. C’est le récit d’un confinement, dont le narrateur prend connaissance, sur son iPhone, en remontant le canal de Hagneck.
J’ai pensé à toi il y a quelques jours : le retour des hirondelles et, il y a quelques semaines, les jonquilles. On se sera vu sans se voir, comme la vie est curieuse. Je connais ta voix, voici la mienne.
Amitié encore, en ces temps à la fois bousculés et suspendus.
Jean
PS
Ici, c’est aussi la reverdie.
Pareil à la poule légendaire devant le couteau proverbial, je n’ai pas été fichu d’ouvrir TON envoi – on se tutoie depuis le début et on ne va pas commencer à se voussoyer. Mais j’ai pu prendre connaissance de ton sentiment face à la crise dans ton envoi à J.-C. B. C’est, je suppose, celui de tous les hommes que nous sommes, confrontés à un événement sans exemple ni précédent et se sentant exister à proportion même de ce que leur existence est soudain et pour la première fois menacée. Le printemps est revenu, le soleil brille depuis la mi-mars et la mort se tient depuis lors à notre porte. L’ennemi est là, partout, invisible et non plus, comme auparavant, massé sur la frontière. De lourdes pertes humaines mais pas de destructions matérielles, de flammes, de fumée, de fracas. A l’inverse, un monde purgé de ses bruits, du dioxyde de carbone, les rues désertes, les trains arrêtés, plus de bagnoles, les avions cloués au sol. J’ai noté, comme tu l’as fait, l’émergence, si l’on peut dire, du silence, enrichi de chants d’oiseaux, des voix humaines qui résonnent, dans les jardins, où l’on s’active, faute de mieux, grâce au beau temps.
Nous étions pour regagner notre rustique berceau lorsque le confinement est entré en vigueur. On a tout ce qu’il faut, dans la grande banlieue, des livres, un crayon, du papier mais c’est la cervelle, aplatie par six mois de labeur roturier, qui ne suit plus. On ne sait quand ni comment la crise finira. Il faudrait un remède, un vaccin et on n’annonce rien de tel. Si le mal se montre miséricordieux, c’est en ce qu’il semble épargner le jeune âge et montrer une évidente prédilection pour les gens du mien. Mais, comme Neruda, « j’avoue que j’ai vécu ».
La reverdie à la fenêtre du bureau et la curieuse écriture cursive dissimulée sous le carrelage mural de la station du RER, qui se déglingue.
Prudence et amitié.
Pierre
Cher Pierre,
Une manière de donner des nouvelles du Riau !
Effarement. Nous sommes pourtant bien vivants.
Et puis vous, cher Pierre, comment allez-vous ? Votre santé ?
A Gif ? A Davignac ? Je serais heureux d’avoir de vos nouvelles.
Amitiés.
Jean
En 1937, l’Allemagne nazie présente, lors de l’Exposition universelle de Paris, les plans et la maquette du camp de vacances géant que l’architecte Clemenz Klotz a conçu et qui sera réalisé sur l’île de Rügen. Inauguré avant la guerre, ce camp n’accueillera pourtant jamais les citoyens méritants du IIIe Reich. Viendra s’y entraîner la police d’un bataillon d’exterminations ; les blessés de la guerre trouveront bientôt un lit dans quelque-unes des chambres doubles de cette prison balnéaire, caserne ensuite, camp d’entraînement enfin. On projette d’y aménager aujourd’hui des hôtels de luxe.
Muriel Pic saisit en un long poème et d’anciennes cartes postales ce qui ne passe pas dans cette histoire, résiste, affleure : les poisons fades et inodores de l’horreur qui se prépare, les fruits amers du mariage de la force et de la joie, du travail et des loisirs, les ombres noires laissées par l’encamaradement forcé des hommes. Entre la cité philosophique et la cité totalitaire, il n’y a qu’un pas, un pas encore.
Il y a pourtant en deçà et au-delà, là, rappelle Muriel Pic, l’île de Rügen de Caspar David Friedrich et, aujourd’hui encore, le secret de la mer, de l’herbe, du mouton des marais et le rythme élémentaire.
Contre le travail mort
des appareils.
Contre les vacances mortes
du tourisme à la chaîne.
Contre l’ordre mort
des normes.
Il y a une voix
un geste
une hypothèse lyrique
– et des larmes.
Rügen, Élégies documentaire, Muriel Pic, Éditions Macula, 2016
PS
Lorsqu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme rédigent l’article 24 : Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques, les hommes auraient dû une fois encore se méfier.
On ne peut en effet s’empêcher de penser aujourd’hui que cette mesure permettait d’abord de mettre à la disposition de ceux qui n’ont jamais manqué de rien, des employés en bonne santé, pleins de de cette santé joyeuse et de ces forces vives dont ils pourraient tirer profit. Cinquante ans auront suffi pour que le monde entier souscrive à ce programme.