Chacun son tour

Cher Pierre,
Chacun son tour, à moi de me lever après les autres! Lorsque je descends, Sandra, Louise et Lili astiquent le pont et le bosco se douche; Sandra me rappelle que c’est moi qui conduis Arthur au bus, je n’ai plus une minute à perdre.

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Le pare-brise de la Nissan et la route sont recouverts d’une couche de glace peu commode, si bien que nous voyons le bus s’éloigner lorsque nous arrivons à l’arrêt de Riau Graubon. Je prolonge donc mes services, dépose Arthur aux Croisettes. Je fais au retour une halte au centre commercial d’Epalinges, bois un chocolat chaud à la Gourmandine, à l’angle de la galerie marchande, là où ma mère buvait un café lorsqu’elle venait faire ses courses; le mobilier n’a pas changé.
Les employés de la Poste, de la pharmacie, de la Migros et de Denner préparent la journée, les responsables donnent leurs consignes. Il faudra attendre 8 heures 30 pour voir le coiffeur, le lunetier, le fromager et le vendeur de matériel audiovisuel ouvrir leurs portes. Les stores restent baissés chez le cordonnier et le voyagiste, sale temps pour eux! Je fais quelques achats et quitte le centre avec les premiers clients, des vieux qui ont appris à ne pas se presser.
Au Riau, le jardin a passé entre hier et aujourd’hui du noir au blanc, les pinsons et les moineaux se sont rapprochés de la maison, Sandra a rempli leur mangeoire. On a annoncé un froid de canard et le retour de la bise; en attendant Oscar dort dans sa corbeille près du radiateur; il ne montre pas l’empressement habituel lorsque je l’invite à faire un tour, il change d’humeur lorsque je le lâche sous la Mussilly.
Avant de faire cuire des pâtes et préparer une salade, je traverse une nouvelle fois le texte pour Amnesty; à l’arrivée 7004 signes, j’y suis. Restent le titre et un ou deux ajustements dans l’avant-dernier paragraphe. Sandra et les filles mettent les pieds sous la table à 12 heures 30, Louise est contente de son test d’allemand, Lili n’est guère prolixe; elle repart pour Mézières à un peu plus de 13 heures. Lorsque je m’en vais, Sandra et Louise se préparent, elles ont rendez-vous cet après-midi à Lausanne et à Vevey.
Je descends au Mont, une période autour de Verlaine, une autre que les élèves gèrent librement, j’en profite: la lumière, le bleu du ciel, les joues des nuages, le vent d’ouest, la neige et le soleil me ramènent aux flamands; le temps change décidément aussi vite que nos humeurs, ou l’inverse, ce qui est plus juste.
Lili m’attend à 15 heures 50 sur le pas de porte, elle me raconte pendant le trajet jusqu’à Pampigny que, cet après-midi, la conductrice du bus scolaire a perdu la maîtrise de son véhicule au moment même où une voiture de police arrivait en sens inverse, glissade dans le pré tout près de chez nous. La donzelle au volant n’a pas cru bon s’arrêter, les policiers qui l’ont évitée de peu ne l’ont pas entendu de cette oreille, ils la rejoignent à l’arrêt suivant, elle en prend pour son grade. Faut-il s’inquiéter pour la sécurité de nos enfants?
Je boucle à l’instant ces notes à l’auberge de Pampigny, reprendrai Lili tout à l’heure. Ce soir j’ai congé, c’est  Sandra qui fait à manger, Arthur – qui a parkour – rentrera plus tard, on sera pourtant cinq à table: Mégane sera des nôtres jusqu’à demain matin.

Rien ne me fera trébucher

Cher Pierre,
Rien ne me fera trébucher au réveil, ni rêver ni penser: ni la nuit ni la sonnerie des réveils au quatre coins de la maison, ni la rumeur qui accompagne les grandes manœuvres du matin. J’enchaîne en suivant un invisible programme: une douche, des flocons d’avoine mélangés à des raisins secs dans de l’eau, puis un tilleul et un café. Je glisse une pomme, une mandarine et une poire dans mon sac et descends à la mine.

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Romain Roussset

Je ne me réveille en réalité qu’à un peu plus de 10 heures, lorsque j’apprends à la salle des maîtres, par une collègue de l’enseignement spécialisé, qu’on rassemble désormais, sous l’appellation multidys, les enfants qui présentent au moins deux des troubles spécifiques distingués jusque-là: dyslexie, dyscalculie, dysgraphie, dysorthographie, dyspraxie, dysphasie. Je croyais que les chercheurs avaient identifié et listé, en les caractérisant soigneusement, les maux qui pèsent sur les apprentissages de nos enfants, voilà que tout se complique à nouveau; plus de 60 situations sont désormais possibles. Voilà qui ne va pas simplifier la vie des logopédistes et les enseignants.
Le ciel est uniformément gris, les façades aussi; pour le reste du noir, bitumeux, et quelques lambeaux blancs le long des caniveaux. La bibliothèque de l’école est silencieuse, les deux responsables pianotent sur leur machine; je passe une heure sur la mienne avant de déposer sur une assiette, à l’étage, trois fruits et un couteau: une nature morte. Ça aurait pu être la photo du jour, trop tard, ça aura été mon repas.
Les élèves m’attendent pour quatre périodes successives au cours desquelles je m’engage prudemment, le vent régulier qui souffle incline à laisser aller l’embarcation qui avance toute seule, grand largue plutôt que vent debout. J’en profite pour passer à l’économat avec les deux ou trois élèves susceptibles de faire les 400 coups; on en ramène une vingtaine de dictionnaires et quelques exemplaires du nouvel ouvrage de référence, Texte et langue — Aide-mémoire, savoirs grammaticaux et ressources théoriques, qui propose de nombreux changements et un grand retour, celui du prédicat.
Plusieurs élèves ont été rattrapés par la grippe, elle en menace une demi-douzaine qui ont préféré ne pas manquer l’école; je leur sers pourtant la main au moment de nous quitter, on verra bien si le vaccin fait son effet.
Au Riau, après un moment de flottement pendant lequel nous faisons, Sandra et moi, un rapide procès de l’école, qui autorise les enseignants à noyer de devoirs notre petite dernière, Arthur ouvre pour nous aider à oublier une bouteille de Perldor secco de la Migros et un paquet de chips de chez Zweifel. Il aura suffi que je monte à la bibliothèque pour déposer mes affaires et y mettre un peu d’ordre pour constater à mon retour que ma femme et mes enfants m’ont oublié, ne m’ont laissé que les amours et une pincée de sel. Sans rancune.
Après le repas et une brève discussion, nous nous proposons, Arthur et moi, d’assurer désormais la mise en ordre de la cuisine les mardis, mercredis et jeudis soir; les femmes acceptent. Je monte ensuite à la bibliothèque car ce soir c’est la fête, c’est la fête du parti socialiste français. La fête?

Ciel sans nuage ce matin au Riau

Cher Pierre,
Ciel sans nuage ce matin au Riau, je quitte la maison le premier pour entrer dans le brouillard au sommet du toboggan de la Marjolatte; il eût été évidemment plus naturel et plus sage de rester au soleil. Nous sommes en réalité des sédentaires qui ne cessons de nous agiter, d’aller et venir quelles que soient les circonstances, à l’inverse des chasseurs-cueilleurs du paléolithique qui ne bougeaient vraisemblablement pas de leur campement si la météo annonçait des beaux jours. Si nous n’avions pas coupé les ponts avec eux, fait une croix sur leurs enseignements, je serais certainement resté ce matin sous le soleil du Riau.

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Le quart d’heure qui me sépare chaque matin de la mine pourrait me manquer en août prochain; c’est en effet très souvent pendant ce court déplacement en voiture que ce quelque chose qui échappe à la succession prévisible de mes heures voit le jour et tire, par une espèce d’anticipation, les fils de chaîne sur lesquels viendront s’entrecroiser mes impressions. Ce quart d’heure est comme les premières lignes des notes que je rédige chaque jour, où le premier paragraphe ne constitue pas en réalité le premier des événement fixés rétrospectivement, mais offre une rampe de lancement, une orientation au sous-ensemble des éléments qu’à la fin je retiendrai et le rythme dans lequel ils prendront place.

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Des éclairs et des ombres pendant les cinq périodes de ce matin. Peine avec certains élèves qui ne connaissent qu’une seule langue, celle qu’ils parlent à la table familiale mais autour de laquelle ils mangent souvent seuls. Plaisir avec d’autres, ils ont compris qu’il existe plusieurs langues dans leur propre langue, si bien que lire un sonnet de Verlaine leur donne l’occasion d’en entendre une nouvelle et de se réjouir de ses règles; je leur parle en fin de période de l’arbitraire du signe. Plaisir encore, avec d’autres, à qui je demande d’inventorier les problèmes orthographiques qu’ils rencontrent, sans prendre en compte les erreurs qui relèvent d’un déficit d’attention ou de leur nonchalance; ils semblent tout à fait d’accord lorsque j’affirme que ces erreurs, comme ces papiers qu’ils laissent par terre dans la cour après la récréation, relèvent davantage du champ éthique que de l’enseignement du français.
Le soleil fait son retour lorsque je m’apprête à quitter la classe ou, ce qui est plus probable, au moment où je m’en avise; notre tête est décidément bien faite, qu’adviendrait-il si nous ne pouvions fermer nos écoutes? Je passe en revue le plateau par la baie vitrée, de Morges à Cossonay en passant par Denges et Dizy, le château de Vufflens et, de fil en aiguille, Ferdinand de Saussure, le BAM, Frédéric, Nathalie, Louise, Montricher, La Praz, le Suchet, les Aiguilles de Baulmes, le Chasseron, le Chasseral, Bâle, le Rhin, Hambourg, le Danemark, les Lofoten… Je reviens sur terre.
Il est bientôt 13 heures, Louise a préparé des beignets qu’elle partage avec Lili sur le coin de la table. Je fais bande à part, avale une pizza et monte avec un café à la bibliothèque, que je quitte à 18 heures passées; c’est fait, le texte pour Amnesty tient debout, ou est susceptible de le faire; il me reste le week-end prochain et lundi après-midi pour le menuiser: raboter encore, poncer, cheviller, mortaiser…
Comme Sandra, qui avait une séance avec les relecteurs du troisième volume du bouquin de physique, rentre plus tard et qu’Arthur accepte de sortir Oscar, j’écris ces notes et les publie avant le repas.