Les innombrables pierres qu’elle a lancées tout au long de sa vie et qui ont ricoché dans le ciel ne lui ont pas permis d’infléchir la partie. Quelques-unes ont cependant eu la vertu, en remuant les fonds, de faire monter à la surface les impressions confuses dont elle avait été le théâtre. Dix, quinze pages, voilà toute sa vie.
Nicolas Bouvier | Henri Michaux
A Irène Lichtenstein-Fall qui l’interrogeait dans Routes et déroutes sur la formation de son identité, prise entre carcan moral et étudiantes aux chevelures flamboyantes, Nicolas Bouvier donna une réponse maintes fois citée, dans laquelle il convoque Henri Michaux et que je ne puis m’empêcher de transcrire ici, une fois encore.
.
C’est pourquoi tous ces problèmes d’identité, qu’on chérit et qu’on évoque si souvent maintenant, me paraissent une véritable tarte à la crème. Parce que de deux choses l’une : ou bien on a une identité authentique, auquel cas on ne peut la perdre, ou bien on n’en a pas et ce n’est pas la peine d’utiliser son énergie à défendre ce qu’on n’a jamais eu. Le seul problème réel c’est le problème de l’identité personnelle. C’est-à-dire qu’il y a des jours où on existe et des jours où on n’existe pas. Moi, il y a des jours où je ne fais que pomper de l’air et rendre de l’oxyde de carbone. Où je n’existe absolument pas. Et il y a des jours où j’ai de brefs moments de présence aux choses, où la vie m’amuse. Michaux a très bien exprimé ceci dans « Ecuador » : « dix, quinze minutes, voilà ma vie. »
La citation de Bouvier est en réalité approximative. Michaux écrit ceci:
(Dimanche 11 mars)
Voulez-vous que je vous dise? Je suis une bonne pompe. Les impressions les plus fortes, les plus vitales ne tiennent pas longtemps. Je les refoule au profit des suivantes et les oublie, et il est ainsi des autres dans la suite, et puis encore de celles-ci pareillement. On dit que je compte déjà un certain nombre d’années. Je n’ai jamais eu dans ma vie plus de quinze jours. D’une seconde à quinze jours, voilà toute ma vie.
Les deux poètes ont donc calculé et tout paraît les rapprocher; leurs résultats sont en effet comparables : dix, quinze minutes chez Bouvier. D’une seconde à quinze jours chez Michaux. Mais en considérant de plus près les incertitudes qu’ils attribuent chacun aux mesures de ce que la pompe leur a laissé, on prend la dimension de ce qui les sépare : les incertitudes que propose le premier font rêver, celles que propose le second donnent le vertige. Je le dis tout haut, il y a de l’apollinien chez Bouvier, du dionysiaque chez Michaux.
Chacun prend ses quartiers là où il naît
Chacun prend ses quartiers là où il naît, puis emporte âmes et bagages, va et vient, s’incruste, change de domicile, s’associe, fonde, divorce, construit, avant de prendre congé sans laisser d’adresse. Il n’est pas interdit de penser que, dans cette réplique de la première heure, il lui soit permis de donner sens aux naissances, à leur violence et à leur beauté, au silence des germinations et à la mécanique des saisons. Tout le monde n’a pas cette faveur.
Plutôt que de se rendre sans tarder vers le jour, avec l’ombre silencieuse d’Eurydice qui le suit, Orphée doute et se condamne à la nuit.
Alors que nous longions la lisière du bois Vuacoz et qu’elle évoquait son déclin, la vieille m’avait confié qu’il était pour elle désormais sans importance d’écrire, qu’un regard rétrospectif sur sa vie à Pra Massin, comme certains le lui avaient demandé, l’empêcherait au dernier jour, à la dernière heure de mourir. Aujourd’hui, je ne suis plus pressée.