Chacun prend ses quartiers là où il naît

Chacun prend ses quartiers là où il naît, puis emporte âmes et bagages, va et vient, s’incruste, change de domicile, s’associe, fonde, divorce, construit, avant de prendre congé sans laisser d’adresse. Il n’est pas interdit de penser que, dans cette réplique de la première heure, il lui soit permis de donner sens aux naissances, à leur violence et à leur beauté, au silence des germinations et à la mécanique des saisons. Tout le monde n’a pas cette faveur.

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Plutôt que de se rendre sans tarder vers le jour, avec l’ombre silencieuse d’Eurydice qui le suit, Orphée doute et se condamne à la nuit.

Alors que nous longions la lisière du bois Vuacoz et qu’elle évoquait son déclin, la vieille m’avait confié qu’il était pour elle désormais sans importance d’écrire, qu’un regard rétrospectif sur sa vie à Pra Massin, comme certains le lui avaient demandé, l’empêcherait au dernier jour, à la dernière heure de mourir. Aujourd’hui, je ne suis plus pressée.

 

Cette mélodie sortie de rien

Nous ne prendrions donc la parole que pour la donner à celui que nous hébergeons, chargé de trouver un passage, improbable, dans le charivari des voix qui nous parviennent; de lui donner un corps, une teneur et une allure; de le faire tenir en équilibre sur un fil ou une portée; de s’en débarrasser enfin avant de rejoindre, les mains dans les poches, le silence dont le tohu-bohu ne cesse de nous éloigner.
C’est dire que personne n’a jamais parlé en son nom propre. Le je n’est que ce qui dans la langue lance l’aventure, un embrayeur, le tu celui à qui le je passe la main.
Entre eux le bruit et la foule, tout autour ce dont on ne dit rien.

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Il me semble que je parle tantôt aux morts, tantôt à la vie même. J’ignore qui m’a répondu ou qui me répondra. Mais parfois je ne sais pourquoi, un de mes moi desséché et endurci fredonne une mélodie dont la limpidité et la plénitude me vont droit au coeur, je reconnais cette voix qui vient des profondeurs de la terre ou du ciel et je me souviens de ce que je pensais jadis. Je comprends que j’entends encore et toujours cette mélodie sortie de rien et qui renaît en toute chose, s’enfle peu à peu et se propage, vague après vague.

Asli Erdogan, Le Bâtiment de pierre, Epilogue