Cette mélodie sortie de rien
Nous ne prendrions donc la parole que pour la donner à celui que nous hébergeons, chargé de trouver un passage, improbable, dans le charivari des voix qui nous parviennent; de lui donner un corps, une teneur et une allure; de le faire tenir en équilibre sur un fil ou une portée; de s’en débarrasser enfin avant de rejoindre, les mains dans les poches, le silence dont le tohu-bohu ne cesse de nous éloigner.
C’est dire que personne n’a jamais parlé en son nom propre. Le je n’est que ce qui dans la langue lance l’aventure, un embrayeur, le tu celui à qui le je passe la main.
Entre eux le bruit et la foule, tout autour ce dont on ne dit rien.
Il me semble que je parle tantôt aux morts, tantôt à la vie même. J’ignore qui m’a répondu ou qui me répondra. Mais parfois je ne sais pourquoi, un de mes moi desséché et endurci fredonne une mélodie dont la limpidité et la plénitude me vont droit au coeur, je reconnais cette voix qui vient des profondeurs de la terre ou du ciel et je me souviens de ce que je pensais jadis. Je comprends que j’entends encore et toujours cette mélodie sortie de rien et qui renaît en toute chose, s’enfle peu à peu et se propage, vague après vague.
Asli Erdogan, Le Bâtiment de pierre, Epilogue
Les fables
La vieille me dit un jour qu’elle ne cherchait plus à se débarrasser de l’histoire, ni des fables ni des grands récits qui avaient tant encombré sa vie. Parce que c’étaient eux, lorsqu’ils tournaient à vide, épuisés, qui la libéraient de leurs séductions et de celles du langage. Et lui rétrocédaient intact ce qu’ils lui avaient enlevé autrefois: une manière d’être au monde, une insouciance qui gardait un indéniable air de famille avec celle de ses jeunes années, sans communication pourtant, comme si chacune d’elle avait eu pour tâche de donner à l’autre, en son lieu et son temps, un avant-goût de ce qui avait été et de ce qui sera.