Souvent le soir, la vieille de Pra Massin fêtait en faisant quelques pas sur le chemin des Tailles ce qu’elle appelait ses victoires, celles d’avoir traversé le jour sans y toucher, d’avoir ramassé quelques fruits, fait quelques pas, rentré du bois ou taillé une haie. Mais comme elle n’était pas dupe, n’ignorait pas que ces victoires ne la mettaient pas à l’abri de leurs poisons, la vieille rejoignait de l’autre côté du jour, du côté de la nuit qui tombe, le clair-obscur de sa cuisine où la paix avait établi ses quartiers et où elle écoutait la radio ou lisait. Et ces victoires et cette paix se confondaient.
Ce qui embellissait et nourrissait sa vie
Ce qui embellissait et nourrissait sa vie découlait souvent, disait-elle, de ces petits incidents sonores et linguistiques qui ébréchaient ses journées en les faisant tinter sans trop déranger ses habitudes, que certains amateurs provoquent et auxquels elle tentait de donner une forme et, si le temps était au beau, un avenir.
Il suffit de marcher et d’être aux aguets, disait-elle, et de garder dans la bouche le pli ténu qui crisse sous la dent, si léger et si volatile qu’il ne se dépose pas au fond de la mémoire, guette au contraire la moindre occasion de prendre la tangente, comme ces taches de lumière dans la nuit qu’on aimerait retenir derrière les paupières, mais qui filent sur les côtés. Il suffit, continuait la vieille, de tourner et de retourner ce pli dans la bouche, sans jamais l’ouvrir, autant de fois qu’il le faut pour qu’il ne s’échappe pas, et de le noter au retour.
J’ai essayé ce matin en-bas la Moille-aux-Blanc, il faisait nuit noire, je marchais en pensant aux mots que je voulais adresser à Pierre Bergounioux, j’ai vu une lueur rose s’étendre sur Brenleire et Folliéran. Au retour j’ai noté ceci : il y a dans toute pente une élévation.
Qu’au-delà de la connaissance
Qu’au-delà de la connaissance des programmes, de leur teneur et de leurs intentions, on exige des enseignants du primaire et du secondaire un travail, ou plutôt les signes d’un travail – des planifications, des séquences, des exercices – , et que les acteurs de ce théâtre exhibent ces signes pour attester de leur professionnalisme, n’est pas sans effet sur l’allure et le succès de leur entreprise.
Je crains en effet que cette donne pipe les dés et que l’enseignant demeure longtemps encore éloigné du maître, comme l’était autrefois le psychiatre du psychanalyste, pour une raison assez simple au demeurant : l’enseignant du primaire et du secondaire déploie de telles forces, réelles et imaginaires, en amont de ce qu’il appelle très justement ses cours, qu’il lui est impossible d’imaginer d’autres chemins, de ceux qui l’amèneraient à penser qu’il pourrait en aller autrement. Ses cours sont si soigneusement pensés que les remous du bachot le plus discret entament durement ses berges talochées de frais. Pris à son propre piège, il se persuade qu’il serait parfaitement immoral que le flux des apprentissages de ceux dont il a la charge ne se plie pas au lit aménagé.
Mais on le sait bien, l’imprévu règne en ces domaines : saisons sèches ou inondations, bouchons locaux, chutes ou pollutions. En conséquence, le travail du pédagogue sur le terrain se résume à des mesures de précaution et des opérations de canalisation ; tout faire et à n’importe quel prix pour que les incidents qui ponctuent le flux rêvé, laminaire des eaux capricieuses, rejoignent dans le calme le lit de son ouvrage, le delta, les élèves à bon port, à la ramasse ou glorieux.
Tous les moyens sont donc bons pour boucler les comptes, écourter les observations, donner les réponses attendues, écarter autoritairement les obstacles de manière à éviter toute discussion et rejoindre le point où l’on jetterait l’ancre ; faire taire les incompréhensions, l’imprévu, la jouer donnant donnant, tu te tais, tu notes et on n’en parle plus. Les élèves ont bien compris le deal, je fais ce que vous dites, on laisse les détails et nous sommes quittes.
On ne le dit pas assez, c’est piper les dés, chacun en paiera le prix : beaucoup d’élèves seront déposés sur les berges, la barge avancera sans eux, on invoquera les compétences, cette mise au ban n’aura pourtant été que le produit de la marche forcée d’une institution aveugle. Ce qui fera dire à beaucoup, et j’en suis, qu’il a bien peu appris à l’école, sinon à vivre, et à comprendre ce que nos futurs employeurs veulent. C’est dur, un peu trop dur, caricatural même, je le concède.
Il serait peut-être préférable de considérer, dans le primaire et le secondaire au moins, qu’enseigner n’est pas une profession, mais un art au plus près des origines, qu’il convient d’y accueillir ce qu’on a oublié et qu’on imagine à peine, l’imprévu, en faisant de l’espace scolaire un milieu assez riche pour que chacun croise ce qui relève des programmes, c’est-à-dire que chacun croise ce qu’il se doit d’acquérir pour prendre place dans le collectif.
L’école n’a pas fait sa mue, elle reste une école de dressage, un cirque où toutes les ruses et les manipulations sont autorisées pour autant que les apparences soient sauves, que le maître demeure celui qui est supposé savoir et qu’on se réfugie ensemble dans nos croyances, à bonne distance nos ignorances.