Le fossé se creuse

Le fossé se creuse, se creuse, certains le disent, à tel point que les uns et les autres se perdent de vue, oublient tout jusqu’à leur nom. Don de voyance ou paroles de Cassandre ? Quoi qu’il en soit, il va falloir entrer dans la danse, dans une langue dont on ne sait rien, une langue difficile comme toutes celles qui naissent : balbutiées, trouées bégayées.

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L’homme inquiet

L’homme inquiet ressort par gros temps le Petit Magicien de la chambre des enfants, convaincu qu’il aurait pu en aller autrement, que la non élection d’un homme peu recommandable, par exemple, eût pu changer rétroactivement la nature de ses électeurs qui, pour le punir, lui auraient derechef refusé leurs suffrages.

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Si la pensée magique rétablit ainsi l’ancien équilibre, elle demeure aveugle à ce qui le ronge, à ce qui étend ses quartiers jusqu’à menacer notre raison, nous faire douter de ses distinctions, imaginer le pire et l’effroi qui se tient dans son ombre.
La distance qui séparait le vaurien du sage se réduit comme peau de chagrin, et avec elle, plus grave encore, la distance elle-même. La bonne distance.

Nous sommes plusieurs à nous être endormis

Nous sommes plusieurs à nous être endormis avec le sentiment que l’ancien filet, maintes fois ravaudé, qui nous protégeait des folies dont on se croyait gardés a lâché. La méfiance et l’indifférenciation qui ont rongé maille à maille le fragile tissu de nos relations auront finalement gagné la partie, les compteurs ont été remis à zéro : le courage s’est replié sur la traîtrise, les habits du clown sur son costume d’apparat, ses grimaces sur ses sourires, le chien sur le loup, le jour sur la nuit.

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Une voix anonyme nous avertit de ne pas nous attarder, de nous garder de la folie de nos voisins, de rentrer et de tout recommencer : refonder un nord et un sud, une gauche et une droite, un commencement et une fin, des vices et des vertus, un levant et un couchant ; isoler et parquer la bêtise, réouvrir les bras à notre ignorance. Reprendre les travaux qui avaient permis de nous mettre à l’abri de nos propres noirceurs, lever des digues, construire des écluses pour obliger le dehors et le dedans à ne pas mêler leurs eaux claires et usées, séparer les pleurs de la peur.
Nous serons plusieurs, ce soir, à nous endormir avec le sentiment que nous n’avons pas encore touché le fond et qu’il est préférable de garder nos forces, en espérant qu’elles attendent leur heure, comme ces graines en dormance qui laissent échapper, au compte-gouttes, les rejets du paradis et des fables.