Giorgio Agamben encore

Giorgio Agamben encore : La nature et les animaux sont toujours déjà prisonniers d’une langue, ils ne cessent de parler et de répondre à des signes, même en se taisant. Et si un chevreuil, un coquelicot, un arbre, la pluie me remuent parfois, c’est d’abord parce que je ne peux rien pour eux, d’autant plus que, obstinés sans le vouloir, ils ne demandent rien.

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Nous partageons avec eux le monde d’une manière si différente que leur silence inquiète, enfermés dans leur langue qu’ils habitent à ras bord et avec laquelle ils ne font qu’un, sans excès ni reste, conduits comme dans un tunnel à ciel ouvert ; une langue qui se confond avec leurs faits et gestes, témoignant d’une solidarité que nous leur envions parfois.
Dans le même temps, leur captivité fait écho à la nôtre, celle qui résulte de notre détachement obligé, qui nous a amenés à déposer dans l’écrit – listes, pense-bête, calendriers – les conditions de notre existence différée, nous laissant d’un coup sans voix, abandonnés face aux choses muettes et à la page blanche ; disposant pourtant, dans ce sursis et cet éloignement, d’un temps pour retrouver une voix, trouver plutôt celle que nous aurions en propre.
L’homme s’y essaie, aboie ou miaule, murmure, vocifère ; il hurle, chante ou siffle, blatère ou déblatère. Mais il a beau faire, le silence le ramène en arrière. Il devine alors qu’il vivra comme un coucou aussi longtemps qu’il n’aura pas inscrit la voix qui lui manque dans le silence de sa langue, dans ses blancs, dans son phrasé, aussi longtemps qu’il n’aura pas fait un lit au ciel inoubliable, immense et nu, avec ses portes grandes ouvertes et les nuages qui passent.

Les courtisans

Les courtisans, quels que soient les domaines, – voleurs, propriétaires terriens ou poètes, flics ou sophistes, maçons ou médecins, industriels, romanciers, critiques d’art, enseignants, professionnels auto-proclamés ou démocratiquement élus –, tous ont la tâche essentielle de faire voir, par l’exemple, le destin de tous ceux qui, pour rallier le rêve de survivre à ce qui les dépasse, succombent aux facilités et à l’usage du marche-pied. Le coût est considérable, nous n’y pouvons rien, c’est ainsi.

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Mais les courtisans font également entendre, par la bande et à leur insu, aux jeunes générations et à ceux qui le veulent bien, qu’il est toujours temps de résister, de se mettre au service et à l’écoute de ce qui les dépasse et leur survivra.
Là-dessus, même les courtisans seraient d’accord.

Le monde que je rejoins chaque matin

Le monde que je rejoins chaque matin ne m’a jamais fermé la porte au nez, je sors du lit pour y entrer depuis que je suis capable de me déplacer par mes propres moyens. Et ce sont, retrouvés à mon réveil, des morceaux de langage, récits brefs ou prescriptions, litanies ou ritournelles, qui donnent à mes balbutiements nocturnes la colonne vertébrale qui leur manque, et à moi, une identité et une existence objective.

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Comme si chaque matin je ne cessais de répéter l’expérience de ne pas être encore né, ou de l’être à peine, sans avoir été doté des attributs qui m’auraient permis d’aller plus loin. Ou, comme le dit Giorgio Agamben, comme si j’étais resté un enfant sans destin spécifique ni milieu déterminé, pris dans un monde qui me resterait étranger, abandonné sur le seuil, n’ayant rien d’autre à faire que de me mettre à son écoute et de confier au langage les marques d’une reconnaissance et les échos d’une ouverture.