En 2019, les Bibliothèques municipales explorent notre planète. Alors que Greta Thunberg vogue vers New York sur son voilier zéro carbone, notre humble institution continue de surfer sur le succès de sa thématique annuelle: Grandeur nature.
Dimanche 1 septembre 2019 Sandra me parle ce matin de l’école, de la reprise et de sesimpressions. J’en suis loin, mais je l’écoute avec plaisir; ça me rappelle beaucoup de choses, celles qui en faisaient le charme, mais celles aussi qui obscurcissaient mon horizon. J’ai trop souvent pendant ces années cru avec bonne foi qu’il pouvait en aller autrement: il suffisait de s’en référer à l’évidence, de répondre, en usant du seul bon sens, aux difficultés qui se présentaient. Pas à pas. Il a plu au milieu de la nuit et le ciel est encore couvert ce matin. Lecture dans l’après-midi de l’ouverture des «Voyages en sol incertain» de Matthieu Duperrex. J’y ai entendu distinctement l’écho de ce qui s’est tu, non pas seulement dans les deltas du Mississippi ou du Rhône, mais encore au milieu du bassin versant de l’Aar, dans ce Grand Marais qui autrefois n’appartenait à personne, que j’ai traversé en 2018 et dont il ne reste que le nom.
Qu’il s’agisse des sansouïres de Camargue ou des bayous de la Louisiane, un même processus de clarification est à l’œuvre avec le concours des humains: les lignes floues de démarcation qui n’appartenaient ni au sel ni à l’eau douce, ni au sol ferme ni à l’élément liquide, ces bandes territoriales actives mais vagues, bruissant de vie derrière leurs rideaux de roselières, s’estompent et meurent. Ce que perdent les grands deltas, étrangement, c’est la plénitude vaporeuse et indécise de ce qui n’appartenait à aucune force brute, ce qu’en termes juridiques on appelle un commun « naturel». Tel était le legs des sédiments. La moitié des zones humides du monde a ainsi disparu au cours d’un seul siècle.
Matthieu Duperrex, Voyages en sol incertain, éditions Wildproject, 2019
Dans la première partie de son récit, Matthieu Duperrex évoque quelques-unes des pertes irrémédiables qui ont eu lieu, ou se déroulent aujourd’hui, dans les deltas du Rhône et du Mississippi, nées de la rencontre aux frontières des fleuves travailleurs, des hommes et de leurs travaux; il raconte les ruines engendrées par leur commerce, les temps longs et les temps courts, les boucles étranges qui solidarisent aujourd’hui l’extraction des sédiments et l’érosion, l’affaissement des sols et la montée des eaux. Il fait voir les équilibres soudain bousculés, le sel qui ne se mêlera plus en certains endroits à l’eau douce. Des poches souterraines se vident, des terres s’effondrent, un marais est siphonné, des cyprès sont avalés. Le chêne-président de Louisiane, planté en 1687, a survécu à la Guerre de Sécession mais pas à l’industrie pharmaceutique. Les implantations éphémères des lacustres de Beauduc ont été déclarés indésirables. L’hospitalité comme l’air se raréfie toujours davantage. Il est tard, je m’endors.
J’ai entendu pourtant la rumeur d’une plénitude vaporeuse, cet été dans les Alpes, à Salanfe et Plan Coupel, Emaney et La Vare, là où naissent – ou se relancent – des cours d’eau encore anonymes et mal coiffés.
Lundi 2 septembre 2019
Brouillard au réveil, il a plu et le temps a fraîchi. Sandra se lève avant 6 heures, Lili que je dépose au Riau prend le bus à 8 heures 15. Je fixe le rideau à la fenêtre de la cuisine et lis la seconde partie des Voyages de Matthieu Duperrex, dans laquelle le lecteur est invité à découvrir quelques-uns de ces territoires nés aux lisières de la terre et de la mer, façonnés par les fleuves et les hommes:
Les marais de Camargue où l’on réinvente le western et où l’on invite lesSioux de Buffalo Bill à venir participer à la fête; ces terres maigres où l’on chasse les ragondins qui accélèrent l’érosion en se nourrissant des racines du marais (sans commune mesure pourtant avec l’érosion côtière); les friches industrielles gorgées d’acides, de métaux lourds et d’arsenic; les zones de confluence entre canaux, bassins et fleuves, lorsque l’eau monte et que les politiques hésitent à ouvrir les vannes des évacuateurs de crues; les réserves administrativement protégées, que traversent des oléoducs de cent deux centimètres de diamètre, bourrés jusqu’à la gueule de pétrole et qui se fissurent; les quartiers de Louisiane qui s’enfoncent sous les actions conjuguées des drainages et de l’imperméabilisation des sols; les îles artificielles sur lesquelles les flamants pondent et qui protègent les oisillons des renards et de leurs rapines… Mais après, après qu’on en aura fini avec les aménagement rigides qui rendent ces lieux toujours plus inhabitables? Lorsque le théâtre des compensations, des réparations et des expérimentations aura fait faillite? Dans deux mille ans? Patience, silence. L’écrivain rêve d’imiter Thoreau: il écrit au milieu du marais une éthique à l’ombre de la fonderie d’Arcelor. Il est temps de mon côté de sortir, c’est midi et le soleil est revenu; je pars avec Oscar faire la grande boucle, par le nord. En reviens avec deux bolets et quelques chanterelles, puis file à Oron faire des courses, récupère Lili à l’arrêt de bus. Sandra est allée seule à la séance d’information du gymnase de la Cité, Arthur ne rentrera que quand on aura mangé: pizza aux champignons, salade et quelques framboises.
Mardi 3 septembre 2019
L’automne profite de la nuit, elle fixe ses premiers brouillards et son humidité aux rameaux de l’été. Il va falloir s’y faire.
Je lis la troisième partie des Voyages de Matthieu Duperrex, qui identifie tout près du Riau de nouvelles turbulences: la Nouvelle-Orléans s’est entourée de kilomètres de murs de protection contre les tempêtes centennales; elle fait désormais penser à un pénitencier. A l’extérieur, les plus pauvres ont construit leur maison sur des pilotis, mais chacun le sait, elles ne résisteront pas aux intempéries. L’analyse des menaces a fait de son côté de gros progrès, tant mieux: on est capable de mesurer aujourd’hui la quantité précise des métaux lourds qui résident dans la chair des congres et dans les sédiments. On a par ailleurs multiplié les dispositifs de sécurité sur le site de Clovelly, où l’on stocke en permanence une quantité de pétrole équivalente à cinq jours de la consommation des États-Unis, dans des réservoirs de surface ou dans des dômes de sel. Mais on ne peut rien contre l’érosion des terres, les routes plongent dans la mer malgré les enrochements côtiers; les arbres sont rongés par le sel, les cimetières engloutis. L’eau douce des marais ne résiste pas aux assauts de la mer qui emporte dans ses fonds les molécules à dégradation lente du polychlorobiphényle (PCB). Et puis, aux environs du terminal de Fos, les détritus se mêlent heureusement aux galets et aux coques: canettes, verre, tessons, ciments, précieusement déposés dans le panier à trouvailles. C’est ainsi que la beauté crépusculaire s’ajoute à celle des aubes. Que nous faut-il dès lors pour vivre avec tout cela, sans épuiser la terre que nous habitons, et nous épuiser nous-mêmes? Oscar s’impatiente, je vais marcher une petite heure et pensote: le récit auquel je travaille – depuis le 12 septembre 2018 exactement – trouve lentement sa forme; ce n’était jusque-là qu’une juxtaposition de blocs étanches, les blancs font leur travail et le tout s’allège.
Mercredi 4 septembre 2019
Fin d’après-midi dans le jardin avec les Voyages de Matthieu Duperrex qui nous convie, avec les habitants des deltas, à de nouveaux rituels, de nouvelles fêtes et de nouveaux déguisements: feux de joie qu’on alimente de boulettes de bitume; les poignards, les haricots et les cigarettes sans filtre coexistent désormais sur des autels portatifs; les mardis gras et les mercredis des cendres ne font qu’un. Le manouche a une tête d’Indien, le Noir aussi; les os des morts se mêlent au brut et au souffre; les aigrettes se dressent immobiles sur des tombeaux de terre. Le réseau serré des pipelines fait tenir les sols, arment le bouillon saumâtre des deltas. De leur côté les anguilles du Mississippi et celles du Rhône se retrouvent dans la mer des Sargasses, elles se tiennent chaque année au courant des avancées de la pétrochimie. Tadam… Tadam… Tadam.
Jeudi 12 – 21 septembre 2019
Forêt de SaouComps / 1830Dans le Queyras, sur les traces d’Alexis Muston et de Félix Neff
Qui se souvient d’Isabeau Vincent? de cette gamine qui lança le mouvement des petits prophètes à la veille de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685)? Qui se souvient de cette bergère de la Forêt de Saoû qui, dans un demi-sommeil, fit entendre une voix qui réveilla les coeurs de ses contemporains? Marjolaine Chevallier, maître de conférences honoraire à la Faculté de Théologie de Strasbourg, rappelle sa courte vie dans un bel ouvrage paru en 2018, trouvé il y a quelques semaines à Poët-Laval, alors que je marchais dans la Drôme sur les traces de quelques-uns des «réveillés» de la première moitié du XIXe siècle. L’histoire d’Isabeau Vincent est d’une singulière actualité, elle donne à saisir en effet, mutatis mutandis, quelques-uns des réflexes qui s’emparent des adultes lorsque les enfants protestent et décident de réveiller ceux de leurs parents qui se sont endormis.
Il faut savoir que les droits des réformés s’étaient réduits comme peau de chagrin bien avant la Révocation de l’Edit de Nantes, si bien qu’en été 1683, le pasteur Claude Brousson proposa aux protestants de célébrer simultanément des cultes, partout où les temples avaient été détruits, dans les maisons ou en plein air. Isabeau Vincent a onze ou douze ans.Un culte est célébré à quelques lieues de chez elle, près de Bourdeaux, la manifestation pacifiée tourne mal à l’instant où un protestant, pour une affaire strictement privée, est pris à parti par l’un des seigneurs du lieu; catholiques et protestants s’arment, le roi exige un règlement rapide de l’affaire, certains protestants sont faits prisonniers, d’autres se réfugient dans la Forêt de Saoû, les dragons les poursuivent: larmes et sang, le nombre des victimes sera élevé. La peur s’installe, les rangs des insurgés grossissent. Les derniers temples sont détruits, les pasteurs quittent le navire et trouvent refuge à Genève. Le père d’Isabeau Vincent abjure et se soumet aux autorités. Elle rejoint alors son oncle et sa tante. Elle reste en leur compagnie, fidèle à l’enseignement des pasteurs qui l’ont abandonnée. Lui restent une bible et un psautier, cachés, qu’elle connaît peut-être par coeur. Le temps passe: exactions, conversions forcées, peur, reniement, courage, révocation des édits, silence assourdissant.
Février 1688, Isabeau a quinze ou seize ans, elle se met à parler pendant son sommeil, comme si elle lisait la bible, dit-on. Elle avertit, sermonne, rappelle les anciennes promesses, porte à ses lèvres le texte qui fait autorité. Pendant quatre mois, des gens de tous bords viennent l’écouter et constater le miracle tandis qu’elle dort, sans que les autorités ne s’inquiètent; personne ne prend d’abord l’affaire au sérieux, quand bien même on en parle en Ardèche, dans les Hautes-Alpes et dans les Cévennes. Le nom de la bergère circule bientôt à Rotterdam.On ne sait pas d’abord trop bien quoi penser, certains en rient; chacun y va de son interprétation, on la dit inspirée comme les prophètes, sorcière, marionnette. Mais rien n’arrête l’épidémie, la prophétesse fait des émules; d’autres gamins, inspirés comme elle, se mettent à l’imiter sur la rive droite du Rhône, rassemblant autour de leur nom tous ceux qu’on a forcés à se convertir, fédérant ainsi les solitudes et insufflant un souffle de résistance. Si les autorités protestantes, qui n’aiment guère les miracles, se tiennent sur la réserve, les autorités catholiques parent au plus pressé: Isabeau et ses coreligionnaires ont été manipulés, conçus et fabriqués par les plus pervers des réformés. Brueys écrit: … mon dessein est seulement de faire au public le détail de ce qui s’est passé (…) & de faire voir que ce n’est point le hasard qui a facilité ce grand nombre de Fanatiques, tout à la fois en si peu de temps et dans les lieux où ils ont paru, mais que c’est un projet prémédité, formé dans les pays étrangers par les les plus factieux des Religionnaires fugitifs et exécuté dans les Provinces qu’ils avenir choisies comme les plus propres à leur dessein et les plus susceptibles de venin. Il existerait donc une école, non loin de Dieulefit, dirigée par un protestant qui, à la demande de l’Académie de pasteurs fugitifs de Genève, aurait formé quinze prophétesses et quinze prophètes en série, adolescents un peu simplets dont il aura suffi de bourrer le crâne de textes édifiants tirés des Evangiles et de l’Apocalypse. Des maîtres-comédiens auraient parachevé le travail en leur enseignant les grimaces de l’homme habité et les simagrées du possédé, sans quoi leur pièce à coup sûr manquerait du réalisme nécessaire à la supercherie. Cette légende perdurera jusqu’au XIXème siècle, certains protestants souscriront même à cette thèse. Pas tous fort heureusement, Ami Bost – l’un des animateurs du mouvement du Réveil– regrettera en effet que les protestants aient si mal accueilli ces gamins. Un événement pourtant le console, un groupe de jeunes gens, les roestar’s – ceux qui crient ou qui clament – seraient en train de se réveiller en Suède. Ils sont dotés, écrit-il, d’une parolefacile, abondante, lumineuse, puissante, parfois éloquente et poétique… cela ressemble à du fanatisme. Nous en convenons. Mais la révélation tout entière est miracle.
Certains témoins prétendent qu’Isabeau n’était pas belle, ses yeux trop enfoncés ou trop saillants. D’autres qu’elle rayonnait. On n’en saura pas plus. Isabeau Vincent est arrêtée le 8 juin 1688 et emmenée à la Tour de Crest, puis dans un hospice et dans un couvent. On perd sa trace ensuite.
Marjolaine Chevallier, Isabeau Vincent, La Bergère inspirée de Saoû en Dauphiné, Editions Ampelos, 2018