Qui se souvient d’Isabeau Vincent? de cette gamine qui lança le mouvement des petits prophètes à la veille de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685)? Qui se souvient de cette bergère de la Forêt de Saoû qui, dans un demi-sommeil, fit entendre une voix qui réveilla les coeurs de ses contemporains? Marjolaine Chevallier, maître de conférences honoraire à la Faculté de Théologie de Strasbourg, rappelle sa courte vie dans un bel ouvrage paru en 2018, trouvé il y a quelques semaines à Poët-Laval, alors que je marchais dans la Drôme sur les traces de quelques-uns des «réveillés» de la première moitié du XIXe siècle. L’histoire d’Isabeau Vincent est d’une singulière actualité, elle donne à saisir en effet, mutatis mutandis, quelques-uns des réflexes qui s’emparent des adultes lorsque les enfants protestent et décident de réveiller ceux de leurs parents qui se sont endormis.
Il faut savoir que les droits des réformés s’étaient réduits comme peau de chagrin bien avant la Révocation de l’Edit de Nantes, si bien qu’en été 1683, le pasteur Claude Brousson proposa aux protestants de célébrer simultanément des cultes, partout où les temples avaient été détruits, dans les maisons ou en plein air. Isabeau Vincent a onze ou douze ans.Un culte est célébré à quelques lieues de chez elle, près de Bourdeaux, la manifestation pacifiée tourne mal à l’instant où un protestant, pour une affaire strictement privée, est pris à parti par l’un des seigneurs du lieu; catholiques et protestants s’arment, le roi exige un règlement rapide de l’affaire, certains protestants sont faits prisonniers, d’autres se réfugient dans la Forêt de Saoû, les dragons les poursuivent: larmes et sang, le nombre des victimes sera élevé. La peur s’installe, les rangs des insurgés grossissent. Les derniers temples sont détruits, les pasteurs quittent le navire et trouvent refuge à Genève. Le père d’Isabeau Vincent abjure et se soumet aux autorités. Elle rejoint alors son oncle et sa tante. Elle reste en leur compagnie, fidèle à l’enseignement des pasteurs qui l’ont abandonnée. Lui restent une bible et un psautier, cachés, qu’elle connaît peut-être par coeur. Le temps passe: exactions, conversions forcées, peur, reniement, courage, révocation des édits, silence assourdissant.
Février 1688, Isabeau a quinze ou seize ans, elle se met à parler pendant son sommeil, comme si elle lisait la bible, dit-on. Elle avertit, sermonne, rappelle les anciennes promesses, porte à ses lèvres le texte qui fait autorité. Pendant quatre mois, des gens de tous bords viennent l’écouter et constater le miracle tandis qu’elle dort, sans que les autorités ne s’inquiètent; personne ne prend d’abord l’affaire au sérieux, quand bien même on en parle en Ardèche, dans les Hautes-Alpes et dans les Cévennes. Le nom de la bergère circule bientôt à Rotterdam.On ne sait pas d’abord trop bien quoi penser, certains en rient; chacun y va de son interprétation, on la dit inspirée comme les prophètes, sorcière, marionnette. Mais rien n’arrête l’épidémie, la prophétesse fait des émules; d’autres gamins, inspirés comme elle, se mettent à l’imiter sur la rive droite du Rhône, rassemblant autour de leur nom tous ceux qu’on a forcés à se convertir, fédérant ainsi les solitudes et insufflant un souffle de résistance. Si les autorités protestantes, qui n’aiment guère les miracles, se tiennent sur la réserve, les autorités catholiques parent au plus pressé: Isabeau et ses coreligionnaires ont été manipulés, conçus et fabriqués par les plus pervers des réformés. Brueys écrit: … mon dessein est seulement de faire au public le détail de ce qui s’est passé (…) & de faire voir que ce n’est point le hasard qui a facilité ce grand nombre de Fanatiques, tout à la fois en si peu de temps et dans les lieux où ils ont paru, mais que c’est un projet prémédité, formé dans les pays étrangers par les les plus factieux des Religionnaires fugitifs et exécuté dans les Provinces qu’ils avenir choisies comme les plus propres à leur dessein et les plus susceptibles de venin. Il existerait donc une école, non loin de Dieulefit, dirigée par un protestant qui, à la demande de l’Académie de pasteurs fugitifs de Genève, aurait formé quinze prophétesses et quinze prophètes en série, adolescents un peu simplets dont il aura suffi de bourrer le crâne de textes édifiants tirés des Evangiles et de l’Apocalypse. Des maîtres-comédiens auraient parachevé le travail en leur enseignant les grimaces de l’homme habité et les simagrées du possédé, sans quoi leur pièce à coup sûr manquerait du réalisme nécessaire à la supercherie. Cette légende perdurera jusqu’au XIXème siècle, certains protestants souscriront même à cette thèse. Pas tous fort heureusement, Ami Bost – l’un des animateurs du mouvement du Réveil– regrettera en effet que les protestants aient si mal accueilli ces gamins. Un événement pourtant le console, un groupe de jeunes gens, les roestar’s – ceux qui crient ou qui clament – seraient en train de se réveiller en Suède. Ils sont dotés, écrit-il, d’une parolefacile, abondante, lumineuse, puissante, parfois éloquente et poétique… cela ressemble à du fanatisme. Nous en convenons. Mais la révélation tout entière est miracle.
Certains témoins prétendent qu’Isabeau n’était pas belle, ses yeux trop enfoncés ou trop saillants. D’autres qu’elle rayonnait. On n’en saura pas plus. Isabeau Vincent est arrêtée le 8 juin 1688 et emmenée à la Tour de Crest, puis dans un hospice et dans un couvent. On perd sa trace ensuite.
Marjolaine Chevallier, Isabeau Vincent, La Bergère inspirée de Saoû en Dauphiné, Editions Ampelos, 2018
Un journal? Pour ne pas perdre de vue le jour, le mois, l’année… Guère plus.
Lundi 12 août 2019 Réveil tardif puis lecture des études d’une équipe du CNRS sur la mémoire. J’entends dans les fourrés un oiseau piquer les noisettes. Mise à jour de la bibliographie d’Elargir les seuils: Modiano et Auster.
Départ en début d’après midi du côté d’Aubonne, avec Sandra, pour acheter un lit à Lili, il lui sera livré de Micasa dans un mois. Études sur la mémoire au retour, puis balade avec Oscar jusqu’à la Moille-aux-Frênes. Soupe de courgette, salade et riz. Je vais cueillir quelques tournesols à la tombée de la nuit dans la parcelle d’engrais vert en Cugnieux, les laisse sécher sur la tèche de bois du hangar. Sandra taille la haie qui envahit le pied de ses ruches. Lecture des premières pages de la première partie de L’Invention de la solitude – Portrait d’un homme invisible.
Mardi 13 août 2019 Les milans sifflent – soufflent – dans le ciel traversé de bandes roses, bleues, blanches, 6 heures 30. La fraîcheur élargit ces premières heures, qui se glissent dans les combles par les lucarnes. Bruits de moteurs au loin, qui concourent au ralentissement général. L’agitation du monde qui va suivre est inexplicable.
Je dépose Lili à Vevey, en ramène un cabochon trouvé à l’embouchure de l’Ognona. On remonte par Chardonne et Chexbres, halte au tea-room. Fin de la lecture du Portrait d’un homme invisible, j’entame celle du Livre de la mémoire avant de raccourcir celle des Études sur la mémoire, qui se confondent avec des réflexions sur le vieillissement. Promenade avec Oscar, dis deux mots à l’employé communal du prochain gros orage qui va emporter, un jour, notre place de parc. La lumière d’après orage, les ouvertures dans les bois, la fraîcheur, l’état de mon âme, insouciante, légère, moqueuse, la perspective de voir tout à l’heure Sandra et mes enfants, ce soir un ami, tout aura donné à cet après-midi un visage enchanté. Repas au restaurant de la Chavanne où cuisine une équipe de jeunes femmes. Frédéric me remet une émouvante broderie qu’a réalisée Nathalie: deux chardonnerets.
Mercredi 14 août 2019 Ciel bleu grec. Lecture du Livre de la Mémoire. Sandra et Lili sont descendus au marché et me ramènent le premier tome du Journal de Claudel. Elles sortent dans le jardin les deux poules naines Nègre-Soie arrivées la veille et s’assoient dans l’herbe, tout près d’elles, pour faire barrage au renard qui rôde. Finalement elles reviennent de chez Landi avec un parc mobile.
Je diffère la tonte de l’herbe à un autre jour et poursuis la lecture d’Auster dans le hamac, sur la terrasse de chez Ronny, à la cuisine et le termine avant minuit. Petit tour avec Sandra et Oscar tandis que la lune se lève derrière le Vanil des Artses. Lili installe dans les combles la box de la télévision.
Jeudi 15 août 2019 Il faut patienter avant de voir par la lucarne un peu de bleu dans le blanc cassé du ciel. Il prend alors l’apparence d’une délicate porcelaine.
Il prend alors l’apparence d’une délicate porcelaine. Une lessive tourne à la salle de bain. Lecture de Pedigree, puis jardin: je cherche en vain un trèfle à quatre feuilles puis tonds. Longue boucle avec Oscar par le sud et la Moille-aux-Frênes. Lili et Sandra sont sur le lac avec M et V. Arthur rentre ce soir de Münich. Je passe le râteau en fin d’après-midi, essaie de contrôler le rythme de mon cœur qui prend quelques libertés et taille la haire des ruches alors que la nuit tombe. Sandra rentre avec Arthur, Lili et M, autour de 20 heures. On mange une nouvelle fois sans Louise qui est à Bristol, elle nous délivre moins de nouvelles qu’en juillet. Je vois quelques-unes de ses belles photos sur Instagram.
Vendredi 16 août 2019 Réveil à 6 heures, le cœur hésitant. Du bleu sans tache dans le ciel. Lecture de Dora Bruder tandis que la maison dort, j’ouvre la lucarne: quelques oiseaux, les rouges-queues qui s’occupent de leur seconde nichée dans la charpente du hall, le ronflement des véhicules sur la route de Berne.
Photo | Louise Prod’hom
Fin de Dora Bruder. Je désherbe la petite friche qui s’installe près de l’entré du jardin et taille le pommier. Les battements de mon cœur se stabilisent. Hamac. L’introduction de Jean-Christophe Bailly à sa Légende dispersée vaut le détour. Terminerai en rentrant de Lausanne ce soir. Car ce soir c’est bowling avec Lili et M.
Samedi 17 août 2019 Au marché ce matin avec Sandra. Je passe au rayon vestimentaire de chez Manor avant de me rendre au café des Deux-Marchés. J’y trouve O. attablé devant un thé. Il évoque son futur déménagement au Locle, en France… d’une séance de cinéma en plein air ce soir. Sandra nous rejoint
Après-midi de lectures dispersées, hésitantes. Il va pourtant bien falloir que je mette un terme à ces lectures préparatoires, qui m’amènent surtout à différer le moment où je passerai à l’établi. Ne rien précipiter, laisser infuser les éléments que j’ai extraits depuis bientôt une année, sans les couper de leur milieu, que j’aurai à revisiter bientôt.
Dimanche 18 août 2019 La fête battait son plein aux Censières lorsque je suis rentré hier autour de minuit de Lausanne. On y montrait un beau film d’apiculteurs résistants. Prévu en plein air à Mont-Repos, il a été finalement projeté, pour des raisons techniques dans le hall du Zinema. A une heure ce matin, les fêtards ont été dispersés et le silence est revenu.
C’est le Pôle d’Inaccessibilité relative que je recherche, que j’ai cherché pendant des années dans les montagnes et sur les côtes. Le but de cette expédition est, comme le dit en son temps le pape Grégoire, « d’atteindre à la dérobée ne fût-ce qu’une minime parcelle de cette lumière que rien ne peut contenir
Cela suffit, pensais-je. Cela suffit, pour un week.end, pour une saison, ou pour une demeure
0n ne peut pas tuer le temps, ai-je lu un jour, sans blesser l’éternité. » Faire descendre les bougies au fil de l’eau, n’était-ce pas joli? Pourquoi, lorsque nous avons vu les bougies se balancer au fil de l’eau, ai-je pensé que le spectacle aurait dû être meilleur? Il semblait à la fois durer trop longtemps et finir trop vite. Mais comme souvenir, il a déjà bonne mine.
(Annie Dillard)
Lundi 19 août 2019 J’ouvre ce matin ces Éléments d’un songe, qu’Yves m’offrit le 6 août 1985 à Dieulefit. Il m’aura fallu 30 années encore pour que je m’y risque, sans hâte ni brusquerie.
Imaginez une table de jeu où dix joueurs malhonnêtes gagneraient à tout coup contre un seul qui respecterait les règles, et préférerait la ruine à la transgression: c’est ce joueur-là que l’écrivain d’aujourd’hui doit imiter, en se montrant d’autant plus exigeant envers soi que le monde l’est moins envers les autres.
Philippe Jaccottet «Poursuite» in Eléments d’un songe 1961)
Consultation chez P. à 10 heures 30 puis grande boucle en compagnie d’Oscar par le nord. Je trouve trois petits bolets un peu avant la profonde ornière de la grande traverse. Me perds dans les bois jusqu’à 14 heures. Courses au Petit Magaz à Mézières – pommes, pêches, pain – et lectures des premières pages de Vertiges sur la terrasse du Jorat.
Mardi 20 août 2019 Lili dort. Le réveil sonne à un plus de 6 heures. Arthur et Sandra partent à 7. Je bois un café et reprends ma lecture de la première séance du séminaire de Jacques Derrida – La vie la mort – autour de l’idée de programme – mémoire et projet – dans le champ institutionnel et la biologie de Jacob. Je vais récupérer M. à Servion avec Lili. Il pleut et pleuvra toute la journée. Comme en automne. Je fais quelques courses à la Migros de Mézières. Lecture sur la terrasse du Jorat, comme la veille, sous le même parasol. Derrida. Envoi d’un exemplaire de Novembre à Berne. Je prépare le repas – pâtes pour Lili, raclette pour les autres.
Mercredi 21 août 2019 Pas d’amélioration dans le ciel, le vent n’est pas tombé comme je l’ai cru avant l’ouverture de la lucarne, mais il a cessé de pleuvoir et la route est presque sèche. Les oiseaux se taisent dans les haies. De l’humidité, disons pour se consoler que c’est bon pour les champignons. Lecture des quatrième et cinquième séances du séminaire de Derrida 75-76. J’ai peiné hier soir sur la troisième, me suis promis d’y revenir ce matin, finalement ce sera pour un autre jour. Grande boucle dans les bois, sans Oscar: trois heures, trois chanterelles, un bolet et les pieds trempés; mais un nouvel incipit rédigé à la va-vite sous mon iPhone. Et quelque chose comme un dispositif. Lili est allé faire un tour avec Bello, Louise nous a envoyé une jolie carte postale, le vent a tourné à la bise. Déchèterie à 17 heures, quelques courses, une verveine et lecture des Émigrants sur la terrasse de la Croix-d’or. Et repas. Demain conférence des maîtres au Mont, la troisième sans moi, Sandra a pris du galon.
Jeudi 22 août 2019 Lecture au réveil de la suite du séminaire de Derrida, avec un sentiment étrange, l’espoir que ce qui s’y déplie avec peine, au rythme du marteau-piqueur et de la circulaire à bitume, veuille bien se laisser enfin voir dans une espèce de simplicité ou d’évidence. Mais le dégrappage se déplace ailleurs, et le coup d’œil sur l’étendue des travaux est constamment différé; irai cependant jusqu’au bout, accompagné d’une étrange pensée: c’est ce type de lectures que j’aurais consacré ma vie si je n’avais décidé, entre 1980 et 1990, de quitter l’autoroute sur laquelle je filais à tombeau ouvert. Quelques bandes bleues dans le ciel gris me ramène au mystère, la bise est tombée. J’alterne comme hier la lecture de Sebald et celle de Derrida, pressé d’en terminer avec le second. Ce qui m’emballe chez W.G. Sebald c’est qu’il ne craint pas de terminer chacune de ses phrases, avec un soin qui l’oblige souvent à les allonger, modestement, sans surprise, comme un bon ouvrier. Et dans cet étirement, ce phrasé lisse et articulé qui monte à l’assaut de la page comme une vague – sans précipitation – quelque chose voit le jour, un rien qui se dépose et qui, lorsqu’il n’y a plus rien, se prolonge comme un point d’orgue ou une respiration. Comme chez Gottfried Keller. Grand soleil dans le ciel, j’y réponds cet après-midi, grande promenade avec Oscar; et ce livre que je voudrais écrire prend forme, en me ramenant à l’ordre effectif des événements, des réflexions, des rencontres, des lectures. Un ordre qui semble non seulement s’imposer mais être tout naturel, couler de source. Vais commencer à dessiner la carte.
Vendredi 23 août 2019 Les soleil tarde à s’imposer ce matin, la faible bise de hier est tombée. Sandra et Arthur sont partis à la mine, Lili dort. Je termine dans les combles la lecture des cours donnés par Derrida à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1975-1976. Dans ce labyrinthe textuel – c’est la loi du genre et le genre du bonhomme – qui passe et repasse à l’endroit et à l’envers à travers les textes de Jacob, Canguilhem, Nietzsche et Heidegger, relevant les mots et les blancs qui les unissent et les séparent, filant le «chevelu» des hésitations et des repentirs qui se croisent, s’alimentent et se relancent, je m’essouffle. Jusqu’à Freud. La lecture de Derrida d’Au-delà du principe du plaisir m’aura en effet non seulement fait ralentir mais souhaiter y demeurer encore un peu, comme si ou parce que le philosophe y soulève du bout des doigts, à mon intention, le lien étrange qui rassemble la vie et la mort – qui ne s’opposent pas plus qu’elles se confondent. Lavielamort c’est, pour le dire d’une seule coulée, ce détour au cours duquel la vie se réserve, en se prolongeant aussi longtemps qu’elle le peut, la possibilité de mourir de sa propre mort. Voilà qui doit nous réjouir et redonner à notre époque le courage et l’envie de rapatrier cette énigme – qui est, quoi qu’on en pense, la grande affaire de l’espèce et de la vie de chacun – en deçà ou au-delà de la page des avis mortuaires et des afflictions collectives.
Samedi 24 août 2019
Oscar aboie, il est temps de retrouver les bois, et le soleil qui n’est pas loin. Grand tour par le nord, je trouve quatre ou cinq jeunes bolets et de minuscules chanterelles, le soleil tarde, il ne fera son retour qu’à 15 heures, heure à laquelle je vais faire des courses, pour ce soir avec Lili et Sandra, demain avec les cousins et cousines Rossier au Mont, et dimanche avec les Ch. et les B à la Molleyre.
Samedi 24 août 2019 Je dépose un litre de double-crème, vingt-quatre meringues dans un panier et Lili aux Croisettes. Belle journée entre cousines et cousins au Mont-sur-Lausanne, des cousins et des cousines apaisés, chacun plus proche de lui-même qu’autrefois, comme si chacun avait enfin rejoint le type auquel il avait fini par se conformer.
On pourrait me demander si et dans quelle mesure j’adhère moi-même à ces hypothèses. A cela je répondrai : je n’y adhère pas plus que je ne cherche à obtenir pour elles l’adhésion, la croyance des autres. Ou, plus exactement, que je ne saurais dire moi-même dans quelle mesure j’y crois.
Sigmund Freud Au-delà du principe de plaisir
Sandra remonte au Riau à 15 heures, je remonte à 17 heures. Balade d’une petite heure dans les bois avec Françoise et Édouard tandis qu’Arthur et A. préparent leur escapade de la semaine prochaine à Tanay et sur le Grammont. Sandra fait à manger, je fais la vaisselle. La fraîcheur s’est installée et le serein a mouillé l’herbe dans laquelle je fais quelques pas pour digérer.
Dimanche 25 août 2019 Réveil en roue libre, ciel inchangé, bleu du bleu des bleuets, vent nul. Un temps qui me ramène à celui des 12 et 13 septembre de l’année dernière, lorsque je suis parti du Riau pour Bourdeaux.
Je cherche et trouve les émissions consacrées à Modiano, écoutées entre Crest et Saou et, le lendemain, sur la route qui conduit à Dieulefit. L’émission aussi, de 2015, consacrée à la mémoire, écoutée au retour de Grignan. J’avais empaqueté ce qui avait été exposé à Terres d’écriture, et rentrait paralysé par les malentendus qui s’étaient installés entre Y., A.-H. et moi. On déjeune dans le jardin tandis que j’enfourne successivement deux plaques de feuilletés que j’amènerai à la Molleyre en début d’après-midi. La première frôle le brûlé. Arthur et A. continue leurs préparatifs, à la main: pâtes, pains, biscuits. Après-midi à la Molleyre, je rentre à 19 heures, fais une halte devant le parc des N. dans lequel paissent deux poneys nains. Un homme sans âge vient faire la causette, il habite Sottens et conduit la semaine des cars postaux, depuis Thierrens; le week-end il se consacre tout entier à Marguerite, une génisse d’une petite année dont il est, dit-il, tombé amoureux; elle provient de l’élevage de Jean-Paul. Il lui apprend à répondre à ses ordres souhaite qu’elle consente bientôt à marcher à ses côtés. Il est sur la bonne voie, Marguerite a visiblement fait de grands progrès.
Lundi 26 août 2019 Sandra quitte la maison avant sept heures. Je dépose Lili à huit à l’arrêt de bus. Le travail reprend pour tout le monde dans toute le région. Je commence donc ma troisième année de retraite avec le soleil. Le ciel est libre de tout nuage. Lecture ce matin dans les combles de la dernière partie des Émigrants, que j’interromps pour une balade avec Oscar. Les cinq poules sont dehors, le grain que leur a donné ce matin attire une nuée de moineaux. La disparition lente des poulaillers dans nos campagnes a eu certainement des effets sur la population des oiseaux. A contrario, c’est les piaillements des piafs, le gloussement des poules et le chant des coqs qui sont en danger. Fin des Émigrants.
Je récupère Lili à l’arrêt de bus. C’était sa première journée au gymnase de la Cité. Sandra rentre avec un gâteau, on s’est marié à Oron il y a exactement vingt vingt ans, c’était un jeudi. Arthur naissait à Vevey vingt et un jours plus tardns.
Mardi 27 août 2019 Le soleil se lève sur les Préalpes avec le même air décidé que la veille. Pas de vent, pas de bruit, la maison vide. Fleur ronronne à mes pieds, Madame A. lance un bonjour à 8 heures, je lis quelques motifs des aventures de Stendhal que Sebald met bout à bout dans le texte qui ouvre Vertiges. Walter Benjamin. Grand tour par le nord avec Oscar. Près de deux heures à La Vernie, assis dans l’un des deux fauteuils brodés de sa chambre. F. dort. J’en profite pour écrire un mot de remerciement: Nathalie a brodé un couple de chardonnerets et me les a offerts il y a quelques jours. En face de l’EMS une école dans laquelle à 14 heures une nuée d’élèves bourdonne. Silence, corps sans conscience.
Je fais quelques courses à Epalinges au retour, ramasse Lili sur le chemin et prépare à manger. Émission sur Cosa Nostra et Toto Riina sur Arte. Il se met à pleuvoir pendant la nuit, j’espère qu’Arthur et ses amis auront pris la précaution d’établir leur campement à proximité d’un toit.
Mercredi 28 août 2019 Temps couvert et frais, le ciel mousse. Vertiges, Venise la nuit, tandis que Sandra et Lili se préparent. Vérone. Le même voyage une seconde fois dix après, les rives du lac de Garde. Grand tour par le nord avec Oscar qui m’échappe au retour, près de la Montagne du Château, tandis que je cueille un cinquième bolet.
Je l’appelle, en vain, ignore même s’il a fait marche arrière ou est allé de l’avant, je parie pour la seconde option: il n’est cependant pas au Riau. J’enfourche le vélo d’Arthur et roule jusqu’à la Montagne du Château, appelle à tous les carrefours, ils sont aussi nombreux que les sentiers qui s’en échappent. Des voix me parviennent des Censières, j’y descends, Oscar a trouvé des amis. Sandra rentre à 15 heures, elle se met au boulot et je me remets à la lecture de Sebald.
Jeudi 29 août 2019 C’est moi qui amène Lili à l’arrêt de bus, puis gymnastique et lecture du Milieu de l’horizon que Lili a lu la semaine dernière. Halte à L’Isle avant de boire un café avec Nathalie puis de partager le repas avec Frédéric au restaurant de Pampigny. Je passe le début d’après-midi avec Madame R. autour d’une eau minérale et de biscuits; on parle des dimanches aux Trois Rois. Elle me dit avoir compris ce qui m’intéressait et jetterait un coup d’œil dans ses affaires. Je repars avec un exemplaire du Florilège que son mari a publié à compte d’auteur en 2008. S’y côtoient des textes de Régis Debray, Alexandre Vinet, saint Augustin… 830 pages de citations classées en deux parties – part du sacré et part du profane – et par thèmes – cent huitante. Repères dont elle me donne un exemplaire date de 2012, il rassemble des textes et aphorismes choisis et présentés par l’auteur. On se reverra certainement. Je reprends la lecture de Roland Buti que j’aimerais terminer avant le repas: salade, tortelli à la ricotta et aux épinards. Sandra, Lili et Arthur sont très occupés, retour à Vertiges.
Vendredi 30 août 2019 Soleil et chaleur. Dépose Lili au bus à 7 heures 20, lecture ensuite de la dernière partie de Vertiges, puis rangement dans la bibliothèque. Il va me falloir lever la carte de l’année écoulée, abouter les morceaux en les ordonnant selon l’ordre tout à la fois de la découverte ou de l’exposition. Mais aujourd’hui, chacun d’eux semble pouvoir se retrouver avant ou après n’importe lequel, parce que chacun d’eux, avec sa liberté, conduit aux autres qui lui font écho. Si bien que l’ordre déterminant est à la fin quelconque, c’est la phrase qui traversera ce matériau, en dessinant en creux ses échappées, qui le décidera. Grand tour sans Oscar: deux chanterelles et deux bolets. Longue pause dans la mousse et le soleil, assis contre un sapin, près du tapis de pervenches. Une belle heure.
Photo | Arthur Prod’hom
Chaque livre a sa forme, qui commande et soutient chacun des éléments qui le composent. Comme un titre. C’est alors que le livre se détache comme un fruit mûr, avec dedans les éléments qui assurent sa stabilité et son réveil, et l’apparition des nouveaux fruits. Depuis que la génétique nous a appris que le fruit et la graine ne sont rien sans le texte qui les accompagne, on se doit d’imaginer aujourd’hui que le texte n’est rien non plus sans le monde qui l’enveloppe, dense, épais, charnu – parfois soyeux et tendre comme une pêche – qu’il code et qui le relaie. Je voudrais que les livres ne manquent pas à cette tâche, qu’ils offrent et reconduisent clairement et distinctement les lumières et les ombres des alentours, les vitesses des êtres et des choses, leurs retards, leurs détours, leurs égarements. Je feuillette en rentrant Pontalis. Sandra et Lili ont bouclé leur semaine, pas de nouvelle de Bristol, Arthur prend du bon temps.
Samedi 31 août 2019 Un jour encore de beau dans ce beau bateau qu’est l’été. Je me lève le premier, pour la première fois de la semaine, un peu fier. Matthieu Duperrex présente ses Voyages en sol incertain, entre Mississippi et Rhône tandis que je roule entre le Riau et Aproz où je laisse la Nissan. Je m’engage sur le sentier le long du Rhône, rive droite, sur le sable et parmi les verges d’or. Peu d’oiseaux mais quelques papillons, jaunes et blancs, qui vont et viennent sous une ligne électrique qui grésille, entre le fleuve qui semble fuir la plaine que rien n’arrête plus et le chemin de terre qui longe le Lac des Îles, entre troènes et sureaux, noisetiers et bouleaux, noyers et merisiers. Quelques courageux s’y baignent, les plus timides pagaient. Des bois de feuillus se déroulent au sud jusqu’au fleuve et nous dérobe la vue des Alpes; je devine au nord le chemin qui, des Mayens de Conthey nous avait menés il y a quelques années, Jeremy et moi, au pied du Fava, d’où l’on domine la vallée de la Lizerne et Derborence, avec en face les Diablerets. Je devine aussi, derrière la pointe de Cry et le Grand Muveran, le col de la Forcle. Le chemin qui double le sentier est un paradis pour les vélos et les chaises roulantes. L’interminable cortège des secondes s’explique: une association a organisé sur les berges du Rhône un rallye à l’intention de leurs pilotes. Je trouve chez Madame Berclaz les Voyages en sol incertain de Matthieu Duperrex, mange avec mes collègues des Editions d’Autre part sur la terrasse de l’hôtel Élite puis m’assieds à leurs côtés chez Payot. Retour au Riau à 19 heures 30.
Toute l’obscurité est dans le jour. Où tant bien que mal il faut s’orienter, tâtonner, balbutier ce qu’on a à dire. Mais l’infime est plus sûr que le reste. Un détail, une inadvertance. C’est ici le seul point de passage.
Les chardonnerets de Grancy se sont envolés pour toujours lorsque l’agriculteur de Cuarnens s’est trouvé dans l’obligation de labourer sa jachère en raison de l’invasion de solidages. Il me reste pour me consoler ceux qu’a peints le Maître du Paradis de Francfort, celui de Fabritius à la Haye et celui du Titien à Florence, le souvenir de celui de Hauterive, de celui de Préfargier et de tous ceux qui ont, à tire-d’aile, rafraîchi et embelli sans avertir mes jours. J’ai désormais chez moi deux nouveaux pensionnaires. Merci Nathalie.