Avril 2019

Dans la foulée de Jean Prod’hom, «Novembre» s’ouvre à la rêverie… 

La chronique de JLK dans Bonpourlatête.

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Descente de croix
Ressudens, XIVe siècle.

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«Et je voudrais comprendre comment, dans l’ordre vivant des idées, se transforme un intérêt central répercuté dans une durée vécue. Comment parler des passions d´idées, comment parler des genèses, comment donner à voir ce qui arrive à la jeune intelligence en devenir, avec ses tensions, ses hasards et ses trébuchement. À travers la naïveté d’un cas, que peut-on rejoindre de la question même de l’intimité intellectuelle, ce ressort de vie dont la durée s’empare, qu’elle étire, qu’elle transforme pour en faire un récit.»Judith Schlanger, Le Front cerclé de fer, Circé, 2015

 
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De la fondation Michalski

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Musée Romain Vallon
Mosaïque de la chasse, détail floral.

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… je pars pour Genève demain mais je n’aurai pas hélas le temps de m’attarder et d’errer quelque peu. Ce que votre livre fait si bien, autour de ces trois lacs. Je n’en connais bien (c’est déjà beaucoup dire) qu’un seul, celui de Bienne, ayant passé plusieurs nuits à l’Île Saint-Pierre (mémorables) et aussi à Bienne. Un tout petit peu celui de Neuchatel, dont la mélancolie m’a saisi. Et pas du tout le plus petit.
L’entretrissement des descriptions, des récits et des remarques forme une sorte de fugue dont la musique entraîne, on est avec vous, dans les brouillards, les éclaircies, les petites bourgades et les affreux labours. Avec vous aussi dans la rumeur que font passer les noms des lieux…

Jean-Christophe Bailly

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La Bibliothèque Sonore Romande met des milliers de livres enregistrés à la disposition de personnes empêchées de lire à cause d’un handicap. Vous trouverez ici les conditions et le formulaire d’inscription. C’est ici.

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On a trouvé aussi, pas loin, dans une sépulture près du lac un enfant mort; à côté de lui un bol contenant 76 petits galets de quartz blanc. On a appelé cette tombe du quatrième millénaire la Tombe du Petit Poucet.

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Complément au chapitre 6 de NOVEMBRE, en route! 
Hauterive / Corcelles-près-Payerne / Ressudens / Vallon / Saint-Aubin / Delley / Portalban

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Lou, Joachim, vous j’sais pas, mais nous ça a été Pâques au refuge, et comme d’hab on a ramené toutes les cloches pour deux nuits de folie.
Et puis à l’aube du grand jour, comme d’hab, on a roulé des pétards de toutes les couleurs et ramassé 807 cannettes de bière vides qu’on avait cachées sans le vouloir dans les bois.
Bon je vous laisse, c’est le moment d’en fumer un et d’en boire une; après ce sera trop tard, faudra rentrer.
 
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Mon cœur s’est mis soudain à battre, il me fallait désormais choisir entre la brise et la vapeur. C’est fait. J’ai remisé tous les couvercles et me suis envolé sur une assiette.

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Siri Hustvedt / Les mirages de la certitude

 
Que le livre de Siri Hustvedt, encore une femme *, nous vienne de là-bas, Park Slope, Brooklyn, et soit honoré ici, Lausanne, par le Prix européen de l’essai, Charles Veillon 2019, est une bonne nouvelle.
C’est un peu comme si la question du mariage de l’esprit et du corps, dont les derniers phénoménologues continentaux avaient prolongé l’existence, mais qu’on oublia lorsque les néo-néo-positivistes la réduisirent au silence, était rapatriée de l’Amérique, où la pensée avait pris l’allure d’un câblage – en autorisant partout, à leur insu ou en connaissance de cause, des rêves d’épuration et d’immortalité.
C’est en recourant à Husserl, Vico, Merleau-Ponty, mais aussi Varela et Kuhn, que l’essayiste écorne pas à pas le crédit accordé aveuglément, des deux côtés de l’Atlantique et bientôt partout, à la psychologie évolutionniste, celle qui fusionne la sociobiologie et la théorie computationnellle, le biologique et l’ordinateur, et qui nous assure que l’esprit n’est qu’une affaire de gènes et de connexions, de codes et de combinaisons, et que tout s’en suit comme une machine.
Et par cette brèche que Siri Hustvedt élargit, c’est non seulement l’esprit tel qu’on l’entendait et qu’on l’entend secrètement encore aujourd’hui qui fait son retour mais aussi, avec lui, le monde et ses ambiguïtés.
L’essayiste milite pour le tendre empirisme de Goethe – qui est aussi celui de Darwin. Elle réhabilite l’intersubjectivité des phénoménologues, la peau et les placebo, la vie prénatale et le doute, l’action des pensées sur le corps et le corps.
Elle se demande aussi pourquoi les gens sont si sûrs de tout. Mon doute, dit-elle au terme de son essai, commence avant de pouvoir être exprimé convenablement en tant que pensée. Elle propose, en écho au linguistic turn et au computational turn, un corporeal turn, le nom technique d’une réorientation, une réorientation vitale, heureuse.
 
* Après Judith Schlanger et ses extraordinaires essais.

Saisir / Jean-Christophe Bailly

Thomas Jones est né en 1743 au pays de Galles; il le quitte en 1775 avec tout l’équipement du sublime, c’est l’heure de l’Italie et du Grand Tour.
Mais c’est aussi l’heure d’une résistance: Jones préfère Naples à Rome, Torre Annunziata à Pompéi, aime autant les fabriques de macaronis à la grande peinture.
En 1782, il se retire sur une terrasse à Chiaia; il peint comme il n’avait jamais peint auparavant, sur papier, une cinquantaine d’huiles, rêveusement, loin du tumulte des reconnaissances: Mur à Naples, Maisons à Naples, Toits à Naples…
Jones s’est évadé, a atteint un rivage. Consolation. Il cesse de peindre et rentre au pays de Galles.
Thomas Jones et Jean-Christophe Bailly partent de loin. C’est beau comme un ricochet.

On guigne à gauche sur la maison natale de Dylan Thomas, on traverse Swansea jusqu’à la mer. On laisse à l’est les aciéries de Port Talbot, pour longer le rivage à l’ouest, jusqu’au Pier de Mumbles puis, jusqu’à Laugharne.
On remonte l’estuaire du Tãf jusqu’au cabanon de la Boat House où la vie et l’écriture du Gallois ont coulissé l’une contre l’autre puis glissé l’une dans l’autre, emportant avec elles la rumeur qui les a engendrées.
Ce sont d’anciennes voix, décollées du petit matin, porteuses de rêves de rien du tout, décalées à peine – comment sinon les faire entendre et offrir ainsi, ensemble, à celui qui passe un lieu où se replier et un ciel où se déployer?

Du séjour de Jacques Austerlitz à Barmouth, rien ne porte trace, hormis des lieux et leur nom.
Mais la flânerie entêtée – oui cela se peut! – de Jean-Christophe Bailly donne à entendre l’omniprésence de la voix de G. W. Sebald; et on saisit mieux, par le relevé et le dépôt de traces invisibles, ce que la fiction doit à la réalité, ce que la réalité doit à la fiction. Pour autant que le lecteur s’en mêle.
Les temps s’enchevêtrent et les apparitions se superposent. Le sculpteur Piotr Kowalski s’invite dans le récit comme le narrateur des Émigrants dans la vie de Max Ferber. Gilberte et Jean Christophe Bailly s’imaginent vivre dans une maison au pied du Cader Idris tandis que Clara et W. G. Sebald partent en quête d’un logement dans les environs de Norwich. La nuée d’éphémères qui s’étaient donné rendez-vous en 1982 sur les rives de l’Ardèche en s’échappant d’un édredon géant trouvent leur écho derrière Andromeda Lodge, dans une combe couverte de bruyère. Une scène que Bailly est persuadé d’avoir vue mais qui, en réalité, le ramène à l’amitié, celle de son ami Kowalski.
C’est parce que nous cherchons un lieu où habiter que nous voyageons.

Robert Frank et W. Eugene Smith ont réalisé au sud du pays de Galles des photographies de mineurs, traces de l’âge d’or du coke, qui a nourri dès la seconde moitié du XIXe siècle le rêve enflammé d’autre chose. Il ne reste rien de ce rêve sinon son abandon lui-même.
Les visages noirs et blancs des mineurs surgissent comme les négatifs de photographies perdues.
Et si Jean-Christophe Bailly atteste de la disparition du lien réciproque attachant le monde et les hommes, l’écriture le rétablit. Quelque chose se dilate, soulève le paysage et ses habitants pour laisser la vie, invisible, les envelopper à nouveau, comme un liquide. Et les choses défaites se rassemblent, le monde remue comme un corps qui se réveille, s’ébroue et se lève, omniprésent, sous le regard du passant qui sait et se tait.

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Contrepoint
C’est en novembre 2017 que j’ai croisé W. G. Sebald, sur les hauts de Ins, en suivant les traces qu’il a laissées lors de son passage en septembre 1965, sur le flanc du Schlaltenrain qui domine le Grand Marais et le lac de Bienne. Le premier était noyé dans le brouillard ce jour-là, il n’eut d’yeux que pour le second qu’il aperçut des hauts de Lüscherz, puis l’île Saint-Pierre lui apparut baignée d’une lueur blanchâtre et frémissante…
(La suite, c’est ici: W. G. Sebald, « Comme un chien qui court »)