Janvier 2019

«Très sommairement, on pourra dire que beaucoup comble alors que peu attire.»

(Judith Schlanger, Trop dire ou trop peu, Hermann, 2016)

Termine à l’instant l’enquête de Judith Schlanger; elle se clôt sur un point-virgule dans le Rouge et le Noir, une folie de Jules Renard et le visage de Greta Garbo.
La manière dont Judith Schlanger se tient, une fois encore, dans le champ élargi de la littérature – qu’elle éclaire en usant de leviers dédaignés -, la manière dont elle s’aventure sur des chemins récessifs pour la réveiller et témoigner de ses pouvoirs – en empruntant des portes dérobées ou grandes ouvertes -, son indépendance, sa générosité, la retenue qu’elle manifeste, sont la démonstration qu’on peut toucher au but sans jamais trop en dire ni trop peu, en se maintenant en équilibre à la fois sur un vide qui donne le vertige et le trop-plein de la rumeur, entre le hot et le cool, les romans de gare et la Critique de la raison pure. Magnifique jusqu’au bout.



Aiguillonné par Jean-Michel Olivier et Bernadette Richard, je vais ce matin « Sur le chemin des glaces » de Werner Herzog: sombre, humide, tourmenté, sans issue. Je sors ma tête de sa nuit sur les rives du lac de Bret.

«Et quand j’écarte tout ce que j’ai appris depuis sur le monde d’avant la césure, ce qui me reste et me revient est d’abord le goût de mon silence pendant qu’on parlait tout autour.»

(Judith Schlanger, Patagonie, Métaillé, 1990)

«Garder les deux branches du diapason, c’est considérer à la fois ce qui se rapporte à chacun et ce qui se rapporte à l’ensemble, l’aventure historique globale et l’évidence du moi, le dispositif général et l’enjeu existentiel intime. C’est tenir ensemble l’unique et le commun.»

Judith Schlanger, Le neuf, le différent et le déjà-là,
une exploration de l’influence
Hermann, 2014


Sous le Châtelard / Lutry


Architecture gothique et pensée scolastique, Dijon.


Zacharie, Puits de Moïse, Dijon, novembre 1403

«A travers ce qui peut paraître par moments une dispersion bavarde, les journaux intimes et les correspondances laissent entrevoir quelque chose qui n’est ni superficiel ni vain; l’espoir de l’interlocuteur d’élection. Même très isolé, est-il vraisemblable, et serait-il souhaitable, de renoncer tout à fait à la compagnie intérieure des autres?»

Judith Schlanger, Le neuf, le différent et le déjà-là /
une exploration de l’influence, Hermann, 2014

« Je ne voudrais pas que chaque homme ni que chaque partie de l’homme soient cultivés, pas plus que je ne voudrais que le soit chaque arpent de terre; une partie sera labour, mais la plus grande part restera prairie et forêt, ne servant pas à un usage immédiat, mais préparant un humus pour un futur lointain, grâce à la décomposition annuelle de la végétation qu’elle porte. »

Henry David Thoreau, De la marche, 1851 (traduction Thierry Gillyboeuf)

S’échapper, s’évader mais aussi s’alléger.
Depuis l’adolescence, raconte Judith Schlanger dans l l?humeur indocile (2009), l’idée de fuite l’a accompagnée. Se lever un jour, et sans en ajouter, ouvrir la main refermée sur ses possessions, s’en aller, partir dans la forêt, quitter la place, ses encombrements et tout rejouer en s’en remettant à une durée débarrassée des chicanes.
Mais non pas comme l’ont fait les saints et les saintes en se détournant au plus vite des affaires du monde, mais comme les renonçants de l’hindouisme, à la fin seulement; après s’être instruits et mariés, après avoir construit sa maison et éduqué ses enfants, bref après s’être acquittés des devoirs qui incombent à chacun. Renoncer donc, mais comme un sanyasin, et se consacrer enfin à cette urgence qu’on ne peut satisfaire, écrit Judith Schlanger, qu’ayant d’abord vécu.

On est amené à penser depuis ici qu’il existe en France, aujourd’hui, deux ensembles bien circonscrits: les gilets jaunes et les autres. Mais qui sont les autres? Tous ceux qui n’en portent pas? Et qui sont les gilets jaunes? tous ceux qui en portent un? Il y a un problème dans l’utilisation du déterminant «les», et dans la propriété «qui porte un gilet jaune». Quel est le sens de «qui porte un gilet jaune»?

Pas mieux!

On ne s’attardait plus dans les campagnes, le long des ruisseaux, à la lisière des bois, aux abords des sources. Personne: ni dans les vieux vergers ni aux carrefours, où avaient lieu depuis quelque temps des exécutions sommaires; on se gardait bien de commenter la réapparition des gibets.

Les plus chanceux lisaient le dimanche, dans les villes, les quelques livres qui circulaient encore et sur lesquels on autorisait la dispute, des livres qui, simultanément et avec un art consommé, dénonçaient la situation et s’en accommodaient. Les moins chanceux se réfugiaient dans la nuit et dormaient sur des paillassons.

(Je suis allé dimanche, avec un ami, de Dizy à Pampigny, par l’étang du Sepey, le mont Lambert, Saint-Denis le long du Veyron, les Grandes Perrauses et le bois d’Arruffens. La campagne était déserte.)


– L’écriture?
– Une barque.


Reçu quelques gentils gentils mots à propos de « novembre »: 

Désolé pour Estavayer et de ne pas t’avoir répondu plus tôt. Je viens de lire « novembre » d’une traite avant de le remettre dans sa pochette (j’en ferai cadeau demain à des cousins, qui habitent Boudry et connaissent le Seeland). Tout le livre m’a énormément plu, tous les auteurs qui t’accompagnent dans cette promenade doucement endeuillée me sont chers, à commencer par Sebald (mais peut-être faudrait-il commencer par Rousseau). L’histoire de la correction des eaux, et aussi le lexique très précis que tu utilises pour en parler, sont fascinants. Je connais un peu cette région, assez pour que son/ton évocation éveille en moi de nombreuses associations. Merci encore pour cette belle respiration, bravo – le livre est très bien composé, il se meut souplement, sans les ligatures du romanesque – et joyeux Noël !

On ne se connaît pas très bien mais on s’est croisé deux ou trois fois chez C. et G. C’est eux qui m’ont offert ton troisième roman. Je n’ai pas lu tes deux premiers mais viens de terminer « Novembre ». Que j’ai beaucoup aimé. Beaucoup aimé. Je l’ai lu dans le train et à la maison, avec un immense plaisir… qui n’était pas gagné d’avance… J’adore octobre mais pas novembre, et je suis malheureusement, je le regrette, et j’en ai même parfois honte, pas du tout amoureux des terres de l’arrière-pays vaudois, du Jorat à Yverdon en passant par La Broye (ça va un peu mieux au-delà, direction les Trois-Lacs). Chessex a réussi dans quelques livres à me surprendre et à me faire aimer ces territoires qui m’échappent. Grâce à la poésie. Et désormais toi aussi. Grâce à ton regard de poète sur ces régions-là. La poésie, comme souvent, vecteur de l’indicible et du beau. J’ai été emporté par l’acuité humaine, naturaliste et poétique de ton regard, par la lenteur du « temps de l’observation », par ta capacité d’absorption et d’émerveillement des petites choses, des petits détails, des petites histoires. Cet être au monde. Tous les mondes. Ces noces avec la nature, un oiseau, une plante, un arbre, un chemin, une terre, une rivière, un lac, un nuage, un ciel de telle ou telle lumière. Il y a une justesse et délicatesse de ton. On marche avec toi, avec joie, avec curiosité, avec calme, avec sagesse. L’âme poétique et philosophique se nourrit de tes pas lents et yeux attentifs. De l’érudition, parsemée, jamais étalée. C’est vivant et c’est doux. Jean-Jacques Rousseau est un peu là bien-sûr, mais aussi Sylvain Tesson et Nicolas Bouvier; moi je trouve en tous cas. Sans compter ta très belle écriture, maîtrisée et très fluide à la fois, qui virevolte sobrement entre observation, description, histoire, introspection, poésie, philosophie. Il y a des passages magnifiques d’autres carrément sublimes. De très très belles formules, formulations, sonorités, musiques. J’aime par exemple ces «mâchoires des continents» au fond de l’océan et ce «temps déplié comme un éventail». Et aussi tout ce dernier paragraphe, page 65, «S’endormir comme mourir prend du temps…» Et encore «… finir mes jours sur ce banc, dépouillé de toute autre affection que celle d’exister…» Et ça: «… cette communauté d’anges qui traverse l’existence les mains vides…» Que dire des pages sur le décès de ta mère, et notamment ce moment où tu restes seul dans son appartement avec ce débordement des choses qu’elle avait tenu serrées autour d’elle (bas de la page 147 et haut de la page 148), ou ce splendide «… et dans sa traîne le cercle de ses vertus». Et merci également pour cette définition du poète par Michel Leiris, pages 86 et 87! Oh, et encore ces quatre vers de cet ami au verso de la carte avec l’image de la Madone…! Et j’en passe. Un autre truc que j’aime dans ton livre et dans ceux de certains autres (voyageurs, randonneurs, promeneurs, flâneurs): la capacité de regarder et de s’intéresser à tout, tout petit, petit, pas grand, moyen, un peu grand, cette attirance pour les chemins de traverse, cet oeil espiègle et cette fraîcheur du regard qui savent ensuite tendre vers l’universel. Bravo. Chapeau bas. Un très très beau livre. Que j’aurai désormais aussi plaisir à offrir. Et à cet autre plaisir: de te rencontrer une prochaine fois. Ici ou ailleurs. Bien à toi et ta famille.

Le « novembre » de Jean est une merveille. J’ai mangé en tête à tête avec le lac et ses pages à différentes reprises, ces derniers jours; c’est précieux combien sa voix et ses pas m’aménagent et m’apaisent. Et voilà que j’ai juste loupé cet énergumène, à Yverdon, lundi passé (il est venu à l’étage avec un des ses amis nord-vaudois); zut de flûte.

 

Denis Montebello | Comment écrire un livre qui fait du bien?

Il existe d’habiles jongleurs de savonnettes. Ces artistes vous les refilent sur un quai de gare ou dans un bar, dans une chicane ou en sens interdit, à l’occasion d’un échange de politesses ou d’une altercation. Vous aurez toutes les peines du monde à vous en débarrasser, tant mieux, d’autant que ces gaillards s’en lavent les mains. Vous voilà donc condamné à faire avec, à monter dans le train, à l’endroit ou à l’envers, sur les pieds puis sur la tête, le long d’un canal qui s’interrompt près de Niort ou sur une bande de Mœbius.
Denis Montebello appartient à la famille restreinte de ces jongleurs; son livre fait du bien et feu de tout bois; il vous donne la patate et ne manque pas d’épingler la tiédeur de nos littérateurs.
Il y a quelque chose de Paludes dans le récit de Montebello; tous les deux se maintiennent en effet sur une bande passante où le temps est neutralisé. Mais si l’on sait avec certitude que Tityre est l’auteur de la sotie de Gide, il est plus difficile de déterminer exactement qui a écrit la sotie du second et à qui elle s’adresse. La question n’est au fond pas d’actualité, puisqu’il s’agit de savoir, d’abord, comment écrire un livre qui fait du bien. Et ce livre y parvient.
C’est la preuve que Montebello a rencontré son lecteur, que celui-ci a eu envie de le suivre sur son chemin de halage. De faire un bout de ce chemin avec lui – comme l’auteur l’écrit. De partager ses engouements. Ses brusques émerveillements et ses accès de mélancolie – c’est encore le narrateur qui parle. Assez pour que les lecteurs l’accompagnent sans regimber, sans lui reprocher ensuite, je cite, d’avoir regardé ailleurs sous ses pieds, plongé, au premier martin-pêcheur, dans ses souvenirs, cueilli des noms, des tessons au lieu de les écouter.
A la fin, lorsqu’on quitte son récit, on lève la tête pour regarder la mer, c’est dire que Montebello a réussi son coup.
Les amoureux des champignons et des brocantes, des seaux percés et des puzzles incomplets se réjouiront donc d’une aventure tressée de digressions centripètes; quant aux autres lecteurs, ils se familiariseront avec l’idée que certains romans commencent par une fin qu’ils ne cessent de repousser. C’est ainsi qu’on apprend à faire des nids avec le tout venant et à fausser compagnie aux rabat-joie.