Grosses Moos

Ins / 16 heures

Les travaux de renaturation de l’embouchure de la Broye à Salavaux – qui ont débuté en novembre passé et qui devraient s’achever en mars – sont dans une phase décisive. Les quatre hommes qui ont oeuvré sur ce chantier lacustre ont terminé les opérations de creuse et vont ouvrir l’ancienne berge pour détourner une partie des eaux la semaine prochaine, ils commencent aujourd’hui les travaux de terrassement, attendent cinquante de semi-remorques chargés de blocs de calcaire venus du Jura français qui stabiliseront l’ouvrage. Trois ouvriers et leur chef de chantier – qui a imaginé le scénario pour ne pas qu’ils se retrouvent en avril le bec dans l’eau ou sur une île –, aidés par d’admirables engins, auront donc suffi pour réaliser ces travaux divisés à un peu plus de quatre millions (80% aux frais de la Confédération, 15% à ceux du canton de Vaud et 5% à Salavaux). qui permettront à la Broye de retrouver son ancien lit, plus à l’est, et de revitaliser son delta.

Dans les temps passés et présents, pour avoir un véritable succès, l’écrivain devait être comme un étranger au pays qu’il décrivait. Il devait adopter le point de vue, les intérêts, la culture des gens parmi lesquels il avait grandi et acquis ses habitudes, ses goûts et ses opinions. L’écrivain écrit dans la langue de ceux au nom desquels il parle. Et rien de plus. Et s’il connaît trop bien son sujet, ceux pour qui il écrit ne le comprennent pas. En ce cas l’écrivain a trahi, il est passé du côté de son sujet. Il ne faut pas trop bien connaître son sujet. C’était la règle pour tous les écrivains des temps passés et présents, mais la prose de demain exige autre chose. Ce ne sont pas les écrivains qui vont prendre la parole, mais des spécialistes qui auront un talent d’écrivain. Et ils parleront uniquement de ce qu’il connaissent et de ce qu’ils ont vu. L’authenticité, voilà la force de la littérature de demain.

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma (1954-1973)
traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson
Paris, Verdier, 2006

Entame demain la traversée du septième jour, celui qui m’a conduit de Ins à Aarberg, qui m’y reconduira donc et où je retournerai dans quelques semaines. C’est-à-dire que je vais déposer des masses, creuser des couloirs et ménager des écoulements. Le reste du temps? Revenir au terme du sixième et filer le huitième. Le tout en gros grains, sans aller trop loin.

Trouville

Cudrefin / 14 heures

Je dépose mon sac au motel de Portalban un peu avant midi, glisse dans mes poches deux oranges, une pomme et des cacahuètes. Marche bras ballants sous le soleil jusqu’à Trouville, la où les premiers colons bâtirent leurs chalets. Dans les années vingt, me dit une vieille du haut de son balcon. Les Egger auxquels ses parents ont acheté le chalet et les Sandoz ont été les primo-arrivants de ce qui fut d’abord une île. Ses enfants ne s’y intéressent plus, ils préfèrent le bord de mer, elle s’en débarrassera peut-être l’automne prochain.
Ça lui demande beaucoup de travail, trop. Moins pourtant qu’il a cinquante ans, mais elle était plus jeune, il n’y avait alors ni eau ni électricité et l’accès en voiture était impossible. J’ai plus de septante ans, vous comprenez, c’est plus que mon âge, je vous le donne mon chalet, ou je laisse tout en plan, la commune se débrouillera.
On se quitte, je fais quelques photos des chalet avant de poursuivre jusqu’à Cudrefin.
Il est 15 heures, les bus sont rares, je lève le pouce, je ne l’avais plus fait depuis quelque décennies, ça marche, un jeune Neuchatelois qui va travailler à Avenches me dépose à Chabrey, d’où je rejoins le motel en une demi-heure; je reprends la Nissan que je laisse au port de Cudrefin.
Le chemin va tout droit jusqu’à la Sauge, le long d’un quarter de villas d’abord, à travers le camping municipal ensuite, dans un tunnel de verdure enfin. Il offre une variante à mi-parcours, un sentier qui longe Les Grèves jusqu’à la Broye, mais il est barré par une banderole rouge et blanc. Je m’y aventure pourtant avec les conséquences que je devine et qui se précisent bientôt, les pluies l’ont noyé et le marais l’a effacé par endroits. Je continue jusqu’à la digue, pantalons, souliers et chaussettes trempés. Pas le temps d’essorer, j’arrive pile poil lorsque le bus franchit le pont de la Sauge, il me ramène à Cudrefin.
J’ai froid, fais un saut au centre commercial d’Avenches où je fais l’acquisition de galoches de jardin et une paire de chaussettes, refais le plein d’eau et d’oranges. Belle heure avec des inconnus au bar du Centre  où je récupère les journaux du jour pour éponger mes chaussures.

Retour dans la nuit. J’espérais que les cinq lettres du motel s’affichent en rouge. Dommage.

La Goille

Corcelles-le-Jorat / 16 heures

Le soleil est revenu, avec lui les témoins de Jéhovah; ils sont trois: une mère, sa fille d’une quinzaine d’années et un adolescent plus âgé. Les deux derniers ont fini l’école et profitent de leur temps libre pour annoncer à des inconnus le retour prochain de leur Dieu et réveiller les espérances.
L’adolescent me demande comment je vois l’avenir, mais il exige que je choisisse parmi trois réponses: le monde va empirer, rester le même ou s’améliorer. Me voyant hésiter, il donne la réponse: Dieu essuiera toute larme de leurs yeux, la mort ne sera plus et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car ce qui existait avant a disparu. J’en conclus donc que le monde s’améliore, mais je me plains, sa réponse n’était pas dans le lot de réponses proposées. L’adolescent ne veut rien entendre et continue en tous sens, relayé par la mère et sa fille.
Je me tais, un peu défait, les trois témoins se rendent compte qu’ils en font un peu trop, alors on parle de choses et d’autres; ils ne peuvent toutefois s’empêcher de glisser leur pied chaque fois que l’occasion se présente pour annoncer le retour prochain de leur Dieu. Mes silences ont raison de leur obstination, ils renoncent, on se quitte bons amis.
Et lorsque je les vois descendre le chemin de la Moille-Messelly, côte à côte, le soleil dans le dos, je me dis qu’ils ont bien raison de faire le tour du quartier aujourd’hui, à pied, sous le ciel bleu, espérant que leurs certitudes ne les auront pas empêchés de fêter le retour du soleil.

Il y a des gens qui savent, qui devinent toujours tout. Il y en a aussi qui voient le bon côté des choses et leur tempérament sanguin trouve toujours une formule de conciliation avec la vie, dans les pires situations. D’autres, au contraire, pensent que tout va en empirant, et ils accueillent toute amélioration avec suspicion, comme une erreur du destin. Et cette façon différente de juger n’a pas grand-chose à voir avec l’expérience personnelle de chacun; on dirait qu’elle nous est donnée dès notre enfance et pour la vie entière…

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma (1954-1973)
traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson, Paris, Verdier, 2006

Pénitenciers, colonies, écoles, maisons de force, prisons, hôpitaux, asiles, tous ont un air de famille jusqu’au milieu du XIXème siècle. Les concepteurs de la maison de santé de Préfargier souhaitent dès le début une institution qui se démarque des autres.
Auguste-Frédéric de Meuron, né en 1789 à Neuchâtel, achète en 1844 un terrain de près de 10 hectares à deux encablures de la Thielle pour y construire un hospice d’aliénés qu’il veut offrir à ses concitoyens. L’homme d’affaires a fait fortune à Salvador de Bahia au Brésil, il a créé avec un associé français une fabrique de tabac à priser. Malade, il quitte le Brésil en 1837 et revient chez lui avec un projet qui lui tient à coeur.
Il décide en effet de bâtir un hospice pour le traitement d’aliénés présentant de réelles chances de guérison, lesquels n’ont de place ni dans les hôpitaux ni dans les prisons, des hommes malades mais susceptibles d’être guéris par reconstruction de ce qui résiste en eux à la folie. La maison de santé constitue le lieu de sa guérison, elle doit lui permettre de se retirer de son environnement et de lui offrir un dépaysement.
L’enfermement de l’aliéné doit différer de la détention punitive; il doit engendrer une impression de liberté. L’architecture doit répondre aux besoins des internés, à la variété de leurs comportements et au perspectives de guérison. Il s’agit d’organiser un espace qui leur interdise, sans qu’ils s’en avisent, de transgresser les secteurs auxquels leurs symptômes les assujettissent.
Les travaux commencent en 1845, c’est Louis Coulon, un ami de Louis Agassiz qui dessine les beaux jardins qui se déroulent comme une moquette jusqu’au lac, offrant cette paix qui adoucit les crises et cette proximité avec la ville qu’ils devraient rejoindre un jour. Auguste-Frédéric de Meuron tombe malade en 1851 et meurt en 1852. Son corps repose au centre du parc de Préfargier.
La maison de santé se fait connaitre à la ronde; son parc, son lac, ses médecins attirent les grandes familles, qui souhaitent offrir à ceux des leurs qui en nécessitent, des soins dignes de leur rang, si bien que les successeurs d’Auguste-Frédéric de Meuron feront construire entre 1867 et 1869 une villa faite d’appartements de luxe: salon, chambre à coucher, chambre pour l’infirmier. A l’étage le logement du médecin-adjoint et au rez-de-chaussée une salle à manger commune, un salon de réunion et une salle de billard, permettant aux malades de jouir de tout le confort et de toute la liberté compatibles avec leur état.

Sources: Virginia Eufemi, Vers une architecture asilaire : l’essor des asiles d’aliénés au XIXe siècle