La Broye


La Broye

Châtillens / 17 heures

De l’eau toute la journée, insistante, que la terre est incapable d’absorber. À Oron la Broye, à Mézières la Carrouge et la Bressonne charrient d’énormes quantités d’eaux, ocres, brunes, épaisses; elles peinent à leur faire la place qu’elles demandent, perdent par endroit les pédales, s’emballent. Pas sûr qu’elles sachent encore comment elles s’appellent.
Il est facile d’imaginer ce que produirait un bouchon en aval.

Mais un jour qu’il énumérait les noms des douze apôtres, Frisorger se trompa. Il cita l’apôtre Paul. Moi qui, avec tout l’aplomb de l’ignorance, considérais l’apôtre  Paul comme le véritable fondateur de la religion chrétienne, son principal chef théorique, je connaissais un peu sa biographie et ne laissa pas passer l’occasion de reprendre Frisorger.
– Mais non, mais non, dit Frisorger en riant. Vous ne savez pas, voyons! Et il se mit à compter sur ses doigts: Pierre, Paul, Marc…
Je lui racontai tout ce que je savais sur l’apôtre Paul. Il m’écouta attentivement et en silence. Il était déjà tard, il fallait dormir. Je me réveillai dans la nuit, je vis à la lumière vacillante de la veilleuse qui fumait que Frisorger avait les yeux ouverts et je l’entendis chuchoter: «Seigneur, aide-moi! Pierre, Paul, Marc… » Il ne dormit pas de la nuit. Le lendemain matin il partit très tôt au travail et rentra tard le soir, alors je m’étais déjà endormi. Je fus réveillé par un sanglot étouffé de vieillard. Frisorger priait, à genoux.
– Qu’est-ce qui vous arrive? lui demandai-je quand il eut fini sa prière.
Frisorger trouva ma main et la serra.
– Vous avez raison, dit-il, Paul ne fait pas partie des douze apôtres, J’avais oublié Barthélémy.

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma (1954-1973)
traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson,
Paris, Verdier, 2006

Le Jura cache l’horizon à l’ouest. A l’est une bande de conifères, légèrement surélevée, court de Morat à Büren; l’Aar la coupe entre Kerzers et Lyss, à Aarberg. Entre deux le lac de Bienne et le Grand Marais.
Jolimont culmine à 602 mètres sur la rive droite du canal de la Thielle; le Schalterain – 592 mètres – descend en pente douce jusqu’à Hagneck; quant au Mont Vully, il se dresse à la pointe du lac de Morat, domine le tout du haut de ses 653 mètres, serti par le canal de la Broye deux cents mètres plus bas, qu’on rejoint en se laissant glisser à travers les feuillus de la Roseire, à deux pas Witzwil.


La Carrouge

La Bressonne

Chemin de Meruz

Vevey / 14 heures

Oscar nous fait la fête lorsqu’on l’embarque à 12 heures à Tatroz, un peu trop à mon goût. On amène un gâteau à la crème, Françoise nous sert un thé. Le week-end s’est bien passé avec les gamines; elles sont allées hier après-midi à la patinoire, se sont couchées tôt. Louise est partie en train pour Valeyres tôt ce matin.
Je demande à Françoise si elle est d’accord de traduire quelques-uns des textes de l’ouvrage que le centre de réinsertion du Tannenhof a fait paraître en 2014 pour les 125 ans de sa fondation, une série de portraits de chacun de ses résidents.  Ils sont plus de huitante – déracinés, nécessiteux, handicapés, inadaptés, asociaux, condamnés, dépendants – à vivre et à travailler dans ce complexe qui s’est étendu à partir d’un premier bâtiment construit en 1876.
On quitte Vevey à 14 heures; Sandra, Lili et moi reprenons nos quartiers. Françoise me fait parvenir à 15 heures la traduction du portrait du directeur actuel de la fondation. Voilà une affaire rondement menée.

Le 4 juillet 1898, huit détenus accompagnés de deux gardiens s’installent dans une baraque de bois, entament les travaux; d’autres les rejoignent, le domaine croît. L’établissement ressemble en 1948 à un village de plus de soixante toits et de plus de six cents âmes gravitant autour d’une église, il acquiert plusieurs pâturages et chalets d’alpages aux flancs du Moléson. L’ensemble fait songer à la colonie agricole dont rêve Louis-Frédéric Berger à Orbe, un village niché dans la verdure qui offre à ses occupants les services nécessaires, un sens, un avenir. Les détenus et les internés ont fréquemment l’occasion, écrit un chroniqueur en 1948, d’assister à des conférences, des séances de cinéma, des représentations théâtrales ou à des concerts de musique vocale ou instrumentale qui ont lieu dans la grande salle de réunion installée au premier étage du bâtiment des services administratifs.
Du haut du Vully, Bellechasse ne semble pas avoir changé depuis 1848, ce n’est pourtant pas si évident lorsqu’on s’en approche: le nombre des résidents a baissé, on ne comptabilise plus l’encadrement des détenus en nombre de personnes mais en emplois à plein temps, le directeur a quitté la villa qui lui était destinée, les portes de l’église sont fermées. Les mesures de sécurité se sont multipliées, il est impensable aujourd’hui que quelques détenus quittent la prison dans un bus conduit par leur gardien pour aller faire un match de basket dans une salle à Sugiez, les détenus ont changé, les gardiens sont d’un autre temps. Seul le canal de la Bibera continue à entrer et sortir de l’enceinte du pénitencier sans devoir montrer patte blanche, et les grandes aigrettes qui passent au-dessus des fils de fer barbelé sans demander d’autorisation.

Je pensais me sauver la vie en me cassant la jambe. C’était en vérité un projet magnifique, un acte purement esthétique. La roche devait rouler et me fracasser la jambe. et moi, j’allais rester invalide pour toujours.
Ce rêve reposait sur un calcul et j’avais repéré l’endroit où je mettrais ma jambe; je me représentai le léger coup que j’allais donner sur le pic… et la roche tomberait. J’avais décidé du jour, de l‘heure et de la minute, et le moment arriva. Je mis ma jambe droite sous la roche en équilibre, me félicitai de mon calme, levai le bras et poussait le pic que j’avais enfoncé derrière la roche en guise de levier. Le bloc de pierre glissa sur la pente à l’endroit fixé et escompté. Mais j’ignore ce qui se passa: je retirai vivement ma jambe. La fosse était étroite et je me fis mal. Deux bleus et trois écorchures, tel fut le résultat d’une affaire si bien préparée.
Et je compris que je n’étais pas de ceux qui s’automutilent ou se suicident. Il ne me restait plus qu’à attendre qu’un petit malheur se transformât en petit bonheur et que le grand malheur s’épuisât de lui-même. Le « bonheur » le plus proche, c’était la fin de la journée de travail, trois gorgées de soupe chaude, et même si la soupe était froide, je pourrais la réchauffer sur le poêle métallique: j’avais ma gamelle, une boîte de conserve d’une contenance de trois litres. Et puis je demanderais une cigarette, ou plus exactement un mégot, à Stéphane, notre chef de baraque.

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma (1954-1973)
traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson,
Paris, Verdier, 2006

La Monse

Charmey / 17 heures 

Des chapelets d’éclopés: Witzwll, Lindenhof, Eschenhof, Nusshof, Bellechasse, La Sapinière, Tannenhof, Saint-Jean, Préfargier, Montmirail. Tous réunis dans l’ancien Grand Marais.

Tour du lac de Monsalvens cet après-midi, des cacahuètes et une orange.dans les poches, jusqu’au barrage. Nous longeons ensuite le Motélon jusqu’à la route qui mène au Pralet, qu’on emprunte deux cents mètres avant de tirer à gauche; le chemin forestier grimpe à la chapelle de la Monse avant de plonger dans la Jogne et nous laisser à l’entrée de Charmey. Peu de monde au centre du village, beaucoup aux bains; cinq coups au clocher de l’église, un coup de fil au restaurant de l’Étoile.

Le Motélon et la Jogne, avec le Javro qui descend de la Valsainte, se jettent dans le lac de Gruyère où ils abandonnent leurs droits. C’est en effet la Sarine qui en sort et se jette dans l’Aar en aval de Mühleberg. La Tielle et la Broye attendent celle-ci dans le lac de Bienne. Il faudrait ne pas oublier la Kander et s’imaginer, si on le peut, en aval de Bienne, l’arrivée de l’Emme, de la Reuss et de la Limmat.
La suite on la connaît mieux: Koblenz où l’Aar se mêle au Rhin; puis Karlsruhe, Mannheim, Bonn, Cologne, Düsseldorf, Rotterdam.
Mais faudrait plusieurs vies pour saisir toute l’étrangeté de ce qu’on croit connaître.