Chemin de Meruz

Vevey / 14 heures

Oscar nous fait la fête lorsqu’on l’embarque à 12 heures à Tatroz, un peu trop à mon goût. On amène un gâteau à la crème, Françoise nous sert un thé. Le week-end s’est bien passé avec les gamines; elles sont allées hier après-midi à la patinoire, se sont couchées tôt. Louise est partie en train pour Valeyres tôt ce matin.
Je demande à Françoise si elle est d’accord de traduire quelques-uns des textes de l’ouvrage que le centre de réinsertion du Tannenhof a fait paraître en 2014 pour les 125 ans de sa fondation, une série de portraits de chacun de ses résidents.  Ils sont plus de huitante – déracinés, nécessiteux, handicapés, inadaptés, asociaux, condamnés, dépendants – à vivre et à travailler dans ce complexe qui s’est étendu à partir d’un premier bâtiment construit en 1876.
On quitte Vevey à 14 heures; Sandra, Lili et moi reprenons nos quartiers. Françoise me fait parvenir à 15 heures la traduction du portrait du directeur actuel de la fondation. Voilà une affaire rondement menée.

Le 4 juillet 1898, huit détenus accompagnés de deux gardiens s’installent dans une baraque de bois, entament les travaux; d’autres les rejoignent, le domaine croît. L’établissement ressemble en 1948 à un village de plus de soixante toits et de plus de six cents âmes gravitant autour d’une église, il acquiert plusieurs pâturages et chalets d’alpages aux flancs du Moléson. L’ensemble fait songer à la colonie agricole dont rêve Louis-Frédéric Berger à Orbe, un village niché dans la verdure qui offre à ses occupants les services nécessaires, un sens, un avenir. Les détenus et les internés ont fréquemment l’occasion, écrit un chroniqueur en 1948, d’assister à des conférences, des séances de cinéma, des représentations théâtrales ou à des concerts de musique vocale ou instrumentale qui ont lieu dans la grande salle de réunion installée au premier étage du bâtiment des services administratifs.
Du haut du Vully, Bellechasse ne semble pas avoir changé depuis 1848, ce n’est pourtant pas si évident lorsqu’on s’en approche: le nombre des résidents a baissé, on ne comptabilise plus l’encadrement des détenus en nombre de personnes mais en emplois à plein temps, le directeur a quitté la villa qui lui était destinée, les portes de l’église sont fermées. Les mesures de sécurité se sont multipliées, il est impensable aujourd’hui que quelques détenus quittent la prison dans un bus conduit par leur gardien pour aller faire un match de basket dans une salle à Sugiez, les détenus ont changé, les gardiens sont d’un autre temps. Seul le canal de la Bibera continue à entrer et sortir de l’enceinte du pénitencier sans devoir montrer patte blanche, et les grandes aigrettes qui passent au-dessus des fils de fer barbelé sans demander d’autorisation.

Je pensais me sauver la vie en me cassant la jambe. C’était en vérité un projet magnifique, un acte purement esthétique. La roche devait rouler et me fracasser la jambe. et moi, j’allais rester invalide pour toujours.
Ce rêve reposait sur un calcul et j’avais repéré l’endroit où je mettrais ma jambe; je me représentai le léger coup que j’allais donner sur le pic… et la roche tomberait. J’avais décidé du jour, de l‘heure et de la minute, et le moment arriva. Je mis ma jambe droite sous la roche en équilibre, me félicitai de mon calme, levai le bras et poussait le pic que j’avais enfoncé derrière la roche en guise de levier. Le bloc de pierre glissa sur la pente à l’endroit fixé et escompté. Mais j’ignore ce qui se passa: je retirai vivement ma jambe. La fosse était étroite et je me fis mal. Deux bleus et trois écorchures, tel fut le résultat d’une affaire si bien préparée.
Et je compris que je n’étais pas de ceux qui s’automutilent ou se suicident. Il ne me restait plus qu’à attendre qu’un petit malheur se transformât en petit bonheur et que le grand malheur s’épuisât de lui-même. Le « bonheur » le plus proche, c’était la fin de la journée de travail, trois gorgées de soupe chaude, et même si la soupe était froide, je pourrais la réchauffer sur le poêle métallique: j’avais ma gamelle, une boîte de conserve d’une contenance de trois litres. Et puis je demanderais une cigarette, ou plus exactement un mégot, à Stéphane, notre chef de baraque.

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma (1954-1973)
traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson,
Paris, Verdier, 2006

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