Dimanche 5 décembre 2010

C’est en 1994 que le plan d’affectation du Rôtillon – avec ses quatre îlots homogènes – a été accepté par le Conseil communal de la ville de Lausanne. Ont suivi quinze belles années de controverses, de fouilles et de plans, une espèce de sursis, on pouvait rêver. Il avait été prévu qu’on bâtisse un «miniplex» de salles de cinéma, un centre de vie enfantine et des logements, un bâtiment destiné à l’accueil de jour et à l’hébergement de personnes souffrant de maladies psychiatriques. C’est fait pour le parking mais on a renoncé aux salles de cinéma, en échange on leur a fourni la vidéosurveillance. Il y aussi un salon de coiffure et une boutique de mode, une de ces institutions de réhabilitation psychosociale dont on a tant besoin, une crèche, une régie immobilière, des surfaces commerciales et quelques appartements, tout porte à croire qu’on ne va pas faire la fête tous les soirs au Rôtillon. Ah si, on a ouvert un restaurant, le Double Z sur les bords de l’îlot C, car ce soir le parking tout illuminé est en gloire, un tractopelle à ses côtés, le godet à terre, pas pressé de creuser le dernier îlot sur lesquel la nuit descend, pensez donc, depuis le temps.
On ne reverra pas le Flon couler de sitôt, enterré le passé industriel, oubliés les talus en friche, adieu les grandes tannées, le Café des Artisans, les squats et les prostituées.

Qui place sur les devantures de nos librairies les amers de notre irresponsabilité? Natura maxima, L’Encyclopédie du chocolat, 365 Etincelles, Montagnes sacrées, Switzerland the World, Le Coeur en paix, Drôles de labradors, La Recherche du paradis, L’Herbier essentiel. Qu’on leur fasse la peau.

Aïe, quelque chose m’a piqué le coeur, et une poussière m’est entrée dans l’oeil. Les rosiers poussent de travers et les roses sont laides. C’est comme si le diable avait fabriqué un miroir qui ne montrait que les âmes grises. Un seul établissement public est ouvert, à l’extrémité de la Rue de l’Ale, en face d’une boutique qui brade ses fonds, le restaurant du Cygne. C’en est trop. La nuit serre ses mâchoires sur une ville en liquidation. Je me hâte d’aller récupérer Sandra, Arthur, Louise et Lili à la sortie du Petit Théâtre. La Reine des Neiges les a ravis. A mon tour de les emmener à la maison. Tiens, le soleil est revenu.

Jean Prod’hom

Séparatif

La question des eaux usées eut le double effet de jeter le discrédit sur l’hygiène du grand nombre et d’instiller le doute sur les écoulements vétustes qui avaient conduit le coeur du petit palais et la cour des grands à l’inondation. On nota avec dégoût le retour massif des cris et des peines sur les chemins sans drainage. Il eût fallu de l’à propos et quelque directive, et qu’on s’y arrêtât, mais trop de raison nuit. Chacun surveillait son voisin, disparues les petites intentions enterrées à l’intérieur de soi, les ordures déversées dans le clos du voisin et la haine crasse dès le lever du soleil. On décida donc de couper dans le vif, mais il s’avéra inutile d’utiliser la force ou la main de son voisin pour laver l’honneur, balayer les contestations et soigner les apparences. On sous-traita l’entreprise. C’est en face du temple que quelques scrivaillons se fendirent d’une méthode au goût douteux pour garantir la place de chacun. Ils conçurent le premier algorithme qui permit de séparer la grâce du cambouis. Au grand nombre la variole et la rage, les coups de soleil et les panaris. Aux bien nés le bon goût et l’insouciance, la chaise longue et les lieux d’aisance. On escamota les échafaudages de ce procédé littéraire, personne ne dit rien. Cette méthode prit plus tard le nom pompeux de dichotomie.

Jean Prod’hom

Complément à l'œuvre de René Girard

La petite ville de Gstaad peut passer pour l’une des plus jolies des Préalpes occidentales. Il y fut précepteur dans les années soixante-dix. Un couple de Portugais catholiques et dociles assurait alors l’essentiel du train de vie d’une riche famille polonaise dans un chalet de maître situé entre la Lauenenstrasse et la Rotlistrasse : elle cuisinait, blanchissait le linge et tapottait les traversins ; il faisait les courses, endossait le gilet de Nestor et ripolinait chaque matin le véhicule qui menait la maîtresse de maison au Palace dans les salons duquel elle s’adonnait au bridge. Et puis il y avait l’Autrichienne, jeune nurse bien faite ma foi qui s’ennuyait un peu, lui aussi si bien que leurs liens se resserrèrent. La première semaine ne fut pas achevée que le précepteur se retrouva prisonnier du chalet à des heures qui dépassent les convenances. Il lui fallut donc sortir coûte que coûte avant le réveil de la maisonnée. L’Autrichienne le conduisit par la main sur le balcon en lui murmurant les milles folies qui réchauffent nos hivers. Mais pas d’échelle et deux étages à vaincre, … fermez les yeux c’est fait. Ne voyez-vous pas l’amoureux qui s’éloigne dans la nuit ?

J’ai lu que le X-Seed 4 000 culminerait à 4 000 mètres et regarderait dans les yeux le mont Fuji. Un peu de haut puisqu’il le dépasserait de plus de 200 mètres. Il serait ancré dans l’océan au large de Tokyo et abriterait plus d’un million de personnes. Il compterait, dit-on, 807 étages.

Julien mon frère, que serions-nous devenus si ta Mathilde et mon Autrichienne avaient eu l’invraisemblable idée d’être de ce siècle ?

Jean Prod’hom
25 novembre 2010