Déplacement de populations

Les discussions
touchaient à l’occupation
de la vallée centrale
immense cuvette dont on ne voyait pas le fond
on voulut combler cette lacune
en déversant les bris de terre cuite
les morceaux de verre pilé
collectés dans l’île
on appela ce chantier
le chantier du siècle
ouvrage sec qui ne repoussa
ni les larmes ni la soif

malgré l’humidité
venue du large
les faibles variations
du meilleur comme du pire
on craignit que l’eau potable
prenne ses distances définitivement
on craignit une fois encore
la disparition de la lagune
on but la contradiction
jusqu’à la lie en subissant
les inconvénients de la sécheresse
les inconvénients des inondations

autrefois
la centrale suffisait largement
on répondait aux pannes
du tac au tac
on n’eut d’autre solution
cette fois
que d’alléger
la dimension des communautés
chefs capturés filles évacuées
lugubre souvenir que celui
des chants d’errance
hommes chargés de sel
réduits à l’aggravation de leur état
arbres renommés
rochers fendus au pied desquels
les sources savantes
avaient perdu jusqu’à l’idée même de pente

au fond de l’oeil des habitants de l’île
s’accumulait la haine des saisons

Jean Prod’hom

LXXVII

Jamais le travail n’est si séduisant que lorsqu’on est sur le point de s’y mettre ; on le plantait donc là pour découvrir la ville. Proposition séduisante certes, mais qui, j’en prends conscience aujourd’hui, ne se vérifie qu’à certaines conditions, nombreuses, difficiles à démêler et souvent difficiles à remplir.

A l’étroit, sot et sourd, agité, lourd, présomptueux, craintif, crédule et mou, Jean-Rémy rayonne. Je me détourne sur son passage et m’éloigne, inquiet, à petits pas serrés.

Jean Prod’hom

Dimanche 24 octobre 2010

La neige tombée pendant la nuit a sonné le glas des beaux jours, il faut s’y faire ce matin. Mais avant de s’engager plus avant dans la mauvaise saison, les Joratois ont encore à décider de l’allure de celle qui a pris fin. C’est parce que la mémoire n’y suffit pas et qu’aucune position ferme ne s’impose que les paysans, depuis l’aurore, traitent de l’épineuse question avec les premiers levés, quelques-uns du Conseil communal, les vieux et le laitier. Pas un mot ou si peu, les tractations sont secrètes. La décision est politique et relève tout autant du législatif que de l’avis éclairé de ceux qui chaque jour, au saut du lit, scrutent l’orient. Les uns et les autres pèsent les éléments, convoquent les souvenirs, les jours perdus, la grêle, les semailles, le soleil, le retard, les orages, l’humeur de la patronne, les labours, le niveau des sources, la qualité du lait, le fils, la fille,…
Lorsque j’arrive au café, les tractations ont bien avancé déjà, je le vois à la mine entendue de certains. D’autres pourtant s’en vont déçus, tête baissée, avec l’impression désagréable d’avoir dû se plier à ce qui s’est décidé sans eux – et un peu contre eux. Mais c’est la loi ici et aucun ne trahira la décision prise.
Au bar traînent encore les émissaires des villages voisins dans lesquels on a envoyé les nôtres. Ils se croiseront sous peu au giratoire de Sottens, il faut qu’à midi l’affaire soit pliée, d’Oron à Echallens, de Corcelles à Denezy. Quelques mots encore par-ci, quelques mots par-là, un dernier tour de table, silencieux, la sainte équipe se regarde toute proche de l’irrévocable décision. C’est fait ! S’installe alors le silence puissant de ceux qui font le beau temps, le silence du président du Conseil communal, du laitier et du secrétaire de l’Association des déchets carnés qui commande trois décis et trois verres, c’est son tour.
Un peu plus tard le laitier se lève, il me salue, je me risque et me lance.
– La neige est tombée bien bas cette nuit.
– On a eu une belle saison, faut le reconnaître.
Je cherche à me souvenir, je n’ai pas de vue d’ensemble, mais malheur à celui par lequel le scandale arrive. J’opine avec le sentiment de l’inéluctable, le laitier a raison, certainement raison, il sort du café un bonnet de laine sur la tête.

Jean Prod’hom