Les bourgeons du tilleul

A moins d’avoir pris les précautions nécessaires et de nous y être pris sitôt sortis de l’obscurité, bien avant nos premiers pas et nos premiers mots, quand les choses hésitaient encore à devenir des choses et se refusaient aux châsses sacrées des noms, sachons-le, c’est peine perdue!
Il nous est interdit, qui que nous soyons, de comprendre les choses et les événements que la nécessité sème sans compter ou que les hommes placent intentionnellement sur notre chemin, autrement que l’ont saisi et nous l’ont transmis sans broncher ceux de notre sang, ceux de notre village, de notre quartier, de notre giron.

Et pourtant un peu de vérité nous est livrée à la fin du jour, lorsque notre corps devient poreux et que la raison flotte, un peu avant que ses parois ne libèrent les fines particules de l’âme et que la chouette ne s’envole, quand plus rien vraiment ne vaut la peine.

Avant de s’endormir, l’homme peut alors écarter les faux-semblants, consentir à n’être rien parmi le rien – N’aurais-je pas pu être un autre, le premier venu, aveugle et démuni comme lui? – et deviner lorsque plus aucune lumière ne se glisse sous les volets le fin mot de l’histoire: ce qui s’est imposé à ses yeux n’est en définitive qu’un leurre qui l’a habité tout au long du jour et conduit sans faillir jusqu’à l’horizon, un leurre qu’il doit abandonner dans la paume de Charon, pour se défaire de ce qui l’éloignait de la vérité et entrevoir ce qui n’a pas de nom.

Il convient de ne pas renoncer, de ne pas fermer négligemment les yeux, de ne pas abattre l’un ou l’autre des arbres dont nous sommes les rejetons, de ne pas demeurer de ce côté-ci de l’horizon, de ne pas prendre en otage ceux qui viennent ensuite et qui ne nous doivent rien…

Et ce matin, saisir de ce côté-là les imperceptibles signes, quelques senteurs inouïes sans commune mesure avec celles qui baignent le monde pauvre et convenu que le langage peine à dire, balbutier les nouvelles pousses du tilleul nourries par l’antique souche, les jeunes charmilles, les chèvrefeuilles qui marcottent et les frondaisons qui montent légères dans le ciel mêlant leurs doigts vert pâle aux doigts d’or du jour.

Jean Prod’hom