Un jour sans fard

Le dimanche matin, sans que personne ne nous l’ait jamais demandé, on s’apprêtait dès le réveil à porter un masque. Mais on s’y préparait depuis la veille déjà, dès six heures du soir, lorsque les cloches de la cathédrale secouaient la ville et que celles de Notre-Dame suivaient. Disons qu’on était invité ce jour-là à quelque chose qui nous demeurait inaccessible les autres jours de la semaine, et qu’il allait falloir qu’on se comporte comme il se devait, pour qu’on puisse espérer être, peut-être, au rendez-vous. Ce masque, on n’en parlait pas, on n’en savait rien ou pas grand chose, sinon qu’il nous enjoignait en secret de nous faire petit, tout petit, discret, de nous taire autant que faire se peut. Et on s’y essayait dès le réveil, avec sincérité et bonne volonté. C’était ainsi qu’on se préparait au grand rendez-vous, en parlant le moins possible, juste le nécessaire : bonjour, s’il te plaît, pardon, ce n’est rien, merci, je t’en prie.

Et ce masque, préparé tout au long de la journée, transfigurait le monde, nous faisait voir les choses autrement. C’est comme s’il nous repoussait en arrière de nous-mêmes, en ce lieu où nous n’étions pas encore tout à fait, heureux simplement d’être bientôt. Quant aux choses, elles avaient une autre façon d’être ce jour-là, il faut bien le dire, car les choses aussi étaient averties que c’était dimanche, et je crois bien que tout le monde le savait, les commerçants avaient tiré les rideaux de fer, on ne claquait pas les portes, les cafés étaient fermés, on avait endossé nos habits de baptême. Restait la ville avec ses maisons bien espacées, les marronniers, les places, l’odeur du pain, l’affairement des moineaux dans les haies. C’est que les choses gardaient si bien leur distance qu’il y avait plus de place entre elles, jusqu’aux fers du portail du jardin à travers lesquels on pouvait glisser la main. Les voitures tenaient enfin leurs promesses, elles étaient toutes de couleur différente, bien garées, elles ne se serraient pas les unes contre les autres. Du silence entre les choses, un silence qui leur laissait les coudées franches.

On était un peu seul le dimanche, livré à nous-mêmes, perdu parmi les choses, inconnu parmi les inconnus. Il faut dire qu’à Riant-Mont les choses se réveillaient plus tôt le dimanche, et elles nous attendaient tandis qu’on se frottait encore les yeux. D’emblée on était surpris de la façon dont elles nous regardaient, sans rien cacher pourtant de leur grandeur. Elles nous dévisageaient, et on savait que c’était nous qu’elles dévisageaient, puisqu’on était seul avec elles. Elles ne faisaient pas grand cas de notre présence, ne devaient-elles pas déjà répondre d’elles-mêmes? Elles allaient leur bonhomme de chemin, elles étaient là et nous avec elles, on les traversait, elles nous traversaient, belles et massives, rien d’autre qu’elles et nous, elles et nous comme des bêtes apaisées.

C’était un joli masque qu’il fallait mériter et qu’on voulait mériter, mais il n’était pas si simple à porter, à tel point qu’il vaudrait mieux dire qu’on s’y essayait, parce que, en vérité, on avait besoin de tout le dimanche pour y parvenir, et même qu’à la fin on n’y arrivait pas, et on le savait dès le début qu’on n’y arriverait pas, qu’il nous aurait fallu des semaines et des semaines. Et on les a eues ces semaines, mais on n’y est pas parvenu. Si bien que, le soir, c’était facile de le déposer, parce que le masque, on ne l’avait pas vraiment porté. Il était resté bien en avant de visage. On le mettait alors de côté, là tout près, on le gardait sous la main, parce que le dimanche suivant, on avait à nouveau rendez-vous.

Tout le dimanche on se préparait à porter un masque, de l’aube au crépuscule, le masque qui aurait dû nous ouvrir les portes du grand rendez-vous, sans qu’on n’y parvienne jamais. Et c’est de cette impossibilité répétée qu’on est entré dans la partie, le monde s’est glissé là où on ne l’attendait pas, il nous est apparu neuf, tout neuf, vrai et entier, les choses avec l’espace tout autour, leur liberté, leur bienveillance, et nous qui ne comptions pour rien. C’est par la grâce des dimanches que notre corps et notre visage réconforté par un masque dont nous différions constamment le port, ont compris que le monde ne voulait pas nous tromper, c’est par la grâce des dimanches que nous avons renoncé enfin à porter un masque sans pour autant renoncer à l’élémentaire précaution de le garder sous la main, comme pour ne pas perdre de vue une vieille promesse qui se réalisait à nos dépens.
J’aime les dimanches déserts qui avancent au pas, le samedi à six heures du soir lorsque la campagne tonne, et tous les jours qui y affluent, là où le temps se fait source et delta.

Jean Prod’hom