Deux fois l'an

La vieille s’est levée avant tous les autres et les attend de pied ferme dans la fraîcheur d’une cuisine d’un autre temps. Elle a dès sept heures fait le gros dos pour endurer les mille maux qui l’assaillent et parasitent le marbre de son corps usé. Lorsque je la vois, elle a déjà fait le gros de la journée : sa toilette d’abord, le point sur l’actualité ensuite. Elle est montée en ville acheter une baguette, a terminé, au pas encore, la lecture du Dauphiné qu’elle partage avec son voisin. Lui reste l’imprévu auquel elle adresse derrière ses volets clos un salut ironique.
Ce matin la vieille attend. Elle attend, car aujourd’hui c’est jour de fête. Sa petite-fille – la fille de son fils – et ses trois petits-enfants dorment à l’étage. Il sont venus la veille, comme chaque année, la saluer de l’étranger. ils dorment bien là-haut, dans les monts du Lyonnais, c’est ce qu’elle se dit et s’en réjouit, car c’est un peu elle, chez elle. Elle est assise à l’extrémité d’une chaise, sur un petit qui vive, guette les bruits, prête à les accueillir et à leur sourire. Elle languit, mais sans précipitation, de les voir autour de la table. Lorsqu’ils déjeuneront, elles regardera les enfants, un peu dépitée qu’ils mangent si peu, elle s’en faisait une fête. Mais elle oubliera bien vite car l’humeur de ces vieux-là se refait derière eux comme la mer après le passage d’un bateau. Ils passeront la journée ensemble, puis une seconde nuit avant de se quitter le matin suivant jusqu’à l’automne. Tout est réglé, de la salade de haricots au jambon, à l’os pour l’occasion, le téléjournal avec le fromage blanc, les filles qu’on met au lit et l’aîné qui regarde Fort Boyard. Demain on ira à Courchau chez sa fille, la soeur du père de la mère des trois petits.
Je fais un saut en ville, quelques lignes de Montaigne sur une terrasse, tout le monde dort quand je reviens. Il y a eu un gros orage, la pluie n’a pas lâché la maisonnée, la terre est grasse. On repart avec quelques pommes de terre, courgettes et carottes du potager.
On se reverra à l’automne, au jour de la fête des morts, lorsque la vieille ira fleurir la tombe de son fils au bord du lac Léman. Elle dormira chez nous deux nuits. Et comme chaque fois qu’on se quitte, elle pleure à l’idée que c’est la dernière. Les choses iront ainsi jusqu’à ce qu’elles n’aillent plus. Dans la voiture, près de Feurs, les enfants l’ont oubliée, mais je sais pourtant qu’elle est entrée dans ces lieux qu’ils ignorent encore, depuis dix ans, par petites doses, deux fois l’an, là où on est chez les autres après notre mort, là où sont les êtres qui ne sont pas encore nés, jusqu’à ce que, disparue de chez les disparus, elle n’ait de place que diffuse, ténue, dans la mémoire infiniment complète du dernier homme.

Jean Prod’hom