« … quand il comprit soudain la cause de son éveil tardif : il avait oublié de regarnir la clepsydre la veille, et elle venait de s’arrêter. A vrai dire le silence insolite qui régnait dans la pièce venait de lui être révélé par le bruit de la dernière goutte tombant dans le bassin de cuivre. En tournant la tête, il constata que la goutte suivante, apparaissait timidement sous la bonbonne vide, s’étirait, adoptait un profil piriforme, hésitait puis, comme découragée, reprenait sa forme sphérique, remontait même vers sa source, renonçant décidément à tomber, et même amorçant une inversion du cours du temps.
Robinson s’étendit voluptueusement sur sa couche. C’était la première fois depuis des mois que le rythme obsédant des gouttes s’écrasant une à une dans le bac cessait de commander ses moindres gestes avec une rigueur de métronome. Le temps était suspendu. Robinson était en vacances. Il s’assit au bord de sa couche. Tenn vint poser amoureusement son museau sur son genou. Ainsi donc la toute-puissance de Robinson sur l’ile – fille de son absolue solitude – allait jusqu’à une maîtrise du temps ! Il supputait avec ravissement qu’il ne tenait qu’à lui désormais de boucher la clepsydre, et ainsi de suspendre le vol des heures…
Il se leva et alla s’encadrer dans la porte. L’éblouissement heureux qui l’enveloppa le fit chanceler et l’obligea à s’appuyer de l’épaule au chambranle. Plus tard, réfléchissant sur cette sorte d’extase qui l’avait saisi et cherchant à lui donner un nom, il l’appela moment d’innocence. Il avait d’abord cru que l’arrêt de la clepsydre n’avait fait que desserrer les mailles de son emploi du temps et suspendre l’urgence de ses travaux. Or il s’apercevait que cette pause était moins son fait que celui de l’île tout entière. On aurait dit que cessant soudain de s’incliner les unes vers les autres dans le sens de leur usage – ou de leur usure – les choses étaient retombées chacune de son essence, épanouissaient tous leurs attributs, existaient pour elles-mêmes, naïvement, sans chercher d’autre justification que leur propre perfection.. Une grande douceur tombait du ciel, comme si Dieu s’était avisé dans un soudain élan de tendresse de bénir toutes ses créatures. Il y avait quelque chose d’heureux suspendu dans l’air, et, pendant un bref instant d’indicible allégresse, Robinson crut découvrir une autre île derrière celle où il peinait solitairement depuis si longtemps, plus fraîche, plus chaude, plus fraternelle, et que lui masquait ordinairement la médiocrité de ses préoccupations.
Découverte merveilleuse : il était donc possible d’échapper à l’implacable discipline de l’emploi du temps et des cérémonies sans pour autant retomber dans la souille ! Il était possible de changer sans déchoir. Il pouvait rompre l’équilibre si laborieusement acquis, et s’élever, au lieu de dégénérer à nouveau. Indiscutablement il venait de gravir un degré dans la métamorphose qui travaillait le plus secret de lui-même. Mais ce n’était qu’un éclair passager. la larve avait pressenti dans une brève extase qu’elle volerait un jour. Enivrante, mais passagère vision. »
Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967 (Folio 2008, 93-94)