Nous approcher de quelque chose qui s'éloigne

On ne sait pas dire nos vies dans leur première partie, parce que celle-ci est ouverte au vent, à l’appel qui transgresse toute limite et auquel ne répond nul écho  : l’horizon s’éloigne sans fin. Alors on ne dit rien, car il n’y a rien à dire. On ne l’identifie comme première que bien plus tard, lorsqu’on n’y est plus, lorsqu’on la sait objectivement derrière nous, c’est-à-dire objectivement devant. On est alors dans la seconde, la finitude à laquelle on ne croyait pas n’est plus un mot et on se met à avancer à reculons, les yeux rivés sur l’horizon, pas celui qu’on a été amené à laisser derrière nous, mais celui d’où l’on vient.

Lorsqu’on a le pied dans la seconde, on pourrait dire quelque chose de la première, mais à quoi bon revenir sur l’ignorance dont elle fut le siège. Alors on ne dit rien, mais d’une autre manière. On ne saurait rien ajouter au demi-rêve qui s’est achevé.

On marche à reculons pour entrer dans la nuit promise, plus besoin de s’en cacher, de la craindre, on peut faire autre chose, fixer les yeux sur la nuit oubliée, celle d’où l’on provient.

L’ignorance dans laquelle nous sommes plongés dans la première partie de nos existences se prolonge aussi longtemps qu’on y demeure. On sait enfin qu’on y fut lorsqu’on se sait engagé dans la seconde, lorsqu’on prend conscience qu’on avance à reculons. Les progrès de la lumière ont desserré les bords de la nuit, on imagine le monde sans nous et hors de nous. Et les deux parties qu’on a jouées simultanément se referment l’une contre l’autre, comme une huître sur le mystère qu’elle a conçu, tenant tout autour d’elle l’océan qu’elle n’a jamais quitté.

Nos vies se déroulent simultanément dans les deux sens, depuis le début et depuis la fin. On n’en sait pas plus ni de l’un ni de l’autre. C’est ce double mouvement qui nous apporte un peu de conscience. Mais il faut attendre pour se donner la chance d’y comprendre quelque chose.

Parfois, lorsque un paysage apparaît dans une échancrure, un bout d’horizon dans un resserrement du champ de la vision, et qu’on s’en approche, l’étrange sentiment de nous approcher de quelque chose qui s’éloigne saisit nos sens, délice et vertige, et les deux parties de nos vies que nous avons été condamnés à mener successivement se recollent un bref instant.

Jean Prod’hom