Une belle âme a fait du petit bois

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Cher Pierre,
Une belle âme a fait du petit bois, Arthur vraisemblablement ; j’en saisis une poignée que je pose en équilibre sur une demi-page froissée du 24heures, ajoute par dessus deux morceaux de tilleul, minces, secs et boute le feu à l’ensemble. Une allumette a suffi, je ne peux m’empêcher de penser que la journée a commencé sous de bons auspices.

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Edelweiss et Fleur attendent je ne sais quoi à la cuisine, leur écuelle est pleine ; je vide la machine à laver la vaisselle, remplis un tupperware d’un mélange de fruits et d’avoine, et hop ! à la mine. Le trafic sur la route de Berne se densifie chaque jour davantage, et si cette tendance se confirme, il me faudra partir plus tôt de la maison.
Je reprends avec les grands la réflexion commencée la semaine dernière sur la ponctuation, l’utilisation de la virgule et le destin singulier du point-virgule. L’extraordinaire quatrième paragraphe du premier chapitre de la première partie du Grand Meaulnes est à cet égard exemplaire. Du point de vue rythmique, mais aussi du point de vue de l’organisation des contenus, on imagine mal comment Alain-Fournier aurait pu faire sans ce mal aimé de la ponctuation. J’aimerais en convaincre les élèves.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l’extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette demeure où s’écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie — demeure d’où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

J’ai commencé depuis quelques années à retirer mes billes de l’école, ou plutôt à cesser d’y replacer tous les bénéfices qu’elle me procurait, d’en réinvestir ailleurs sans succomber au divertissement, dans une autre région, centrale. C’est bien compréhensible si on admet qu’il existe une vie en dehors du travail. Mais nous pourrions ne pas y prendre garde et courir le risque, à l’instant même où notre employeur prendra congé de nous, de manquer d’un coup de cette moitié de réalité sans laquelle l’autre n’est pas. La retraite des retraités est aussi exigeante, somme tout, que celle des ermites et des Chartreux.
Une assistante sociale s’entretient, à la table voisine du café où je fais halte, avec une femme prise dans un filet aux mailles si lâches qu’elle ne semble pas près de s’en défaire. Elle oublie tout, ne retrouve rien, elle dit je n’ai plus rien, plus de chien et je pose des lapins ; les hommes, je ne veux pas avoir à faire avec, ils m’exaspèrent, je voudrais les frapper. Elle dit encore je n’arrive pas me l’expliquer, mais j’ai peur qu’on me prenne pour une folle, j’avance comme si le chemin était déjà tracé et que je ne devais pas m’en écarter, et j’ai l’impression d’avoir déjà vécu tout ce que je vis, mes perceptions sont décuplées. J’ai des maux de tête, je ne peux plus rien faire, ni lire ni écrire, ni faire le ménage, ni promener mon chien ; mon chien, je l’ai ramené à la SPA, deux grandes promenades, c’était trop ; je ne vois plus mes enfants, on me les a retirés : sa voix s’éteint, je ne l’entends plus, celle de l’assistante claironne.

Arthur est devant Chez les Burdet lorsque je l’embarque ; au Riau le feu s’est éteint et il pleut, il n’y aura pas de seconde allumette ; sitôt rentré Arthur va promener le chien, les filles rentrent d’Oron, Sandra a fait des courses. On se retrouve tous devant une soupe et un morceau de pain, une salade et un oeuf au plat.
Les filles au lit, on prend une ou deux décisions concernant les travaux qui vont démarrer dans moins d’un mois. Arthur qui vient nous souhaiter une bonne nuit m’apprend que les belles âmes du petit bois, ce sont ses soeurs, Louise et Lili.

Jean Prod’hom