Une nuée de chardonnerets

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Cher Pierre,
Lili et Valentine sont prêtes pour la journée de l’élégance, mais Louise ne voit aucune raison de se prêter à ce bal ; on déjeune, Sandra les emmène à Mézières. Je dépose Arthur avec ses skis aux Croisettes plongées dans le brouillard, emprunte l’autoroute, sors au-dessus de Penthalaz, bois une verveine, feuillète le journal et lis, en attendant l’ouverture de la COOP à 8 heures, une nouvelle d’Alice Rivaz : La petite fille de la rue du Simplon, sombre nouvelle nous interrogeant sur les pouvoirs du langage et l’étanchéité des groupes sociaux, sur l’infranchissable fossé qui sépare ceux des rues de ceux des boulevards, la Lulu de Grancy de la riche Anne-Marie du Simplon.

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Le boulevard dont il est question dans cette nouvelle n’est évidemment pas sans rapport avec le village de Grancy, au nord duquel je compte bien aujourd’hui voir enfin des chardonnerets. Ce village abrite en effet un château qui vit naître du beau monde : des Senarclens, des Pourtalès et des Rougemont, en souvenir desquels on baptisa du nom de Grancy le seul boulevard de la ville, l’unique vestige d’un vaste projet de constructions grandioses (Etienne Corbaz-François Vallotton) mis en route, puis abandonné par la Société des boulevards lausannois dans les dernières années du XIXème siècle.
Je me fais à l’idée, en sortant de la COOP, de rater une fois encore mon rendez-vous avec les chardonnerets ; car s’il fait jour, le brouillard est dense. Mais la friche de Grancy est cent mètres plus haut que Penthalaz, si bien que le soleil guigne lorsque j’y parviens ; j’entends quelque part, au milieu de ce vaste espace laissé aux chardons de cinq, six ou sept hectares, d’invisibles présences ; j’y avance et m’y tiens immobile.
Quelques épis oscillent, soudain un bruit… qui vient de loin, de haut ; je lève la tête, plusieurs dizaines d’oiseaux filent à l’orient ; le piètre amateur que je suis ne parvient pas à les identifier ; ils reviennent puis, sans s’être posés, repartent à tire-d’aile ; tant qu’à faire je bifurque à l’est, passe le sommet de la butte.
Et la nuée est là, comptable, juste en-dessous ; une quarantaine ou une cinquantaine de chardonnerets qui babillent et croquent des chardons. Il m’aura donc fallu une semaine et les conseils d’Alain pour arriver à mes fins ; le bonheur est immense, un bonheur qui dure, une grosse heure. Je m’approche de ces petites taches rouges et jaunes qui s’éloignent, j’exécute un grand arc pour avoir le soleil dans le dos, en prenant garde de ne pas les pousser à l’extrémité de la friche et les obliger à l’abandonner ; il suffirait peut-être de ne pas bouger, feindre de m’éloigner pour qu’ils s’approchent. Difficile à vérifier avec le temps dont je dispose.
Je me rends compte que j’ai davantage besoin d’eux qu’eux de moi, ils le savent peut-être ; et l’idée que le gros de leur vie se déroule à l’insu des hommes m’apaise.
Je rentre par Echallens, mes chaussures pleines de terre, où je lis l’article que Danny Schaer a consacré dans l’Echo du Gros de Vaud à Marges ; continue par Villars-Tiercelin et Peney. Je coupe en arrivant quelques fruits, râpe du fromage et réchauffe des pâtes ; Louise et Lili sont ravies de leur matinée. Elles ouvrent un message adressé à toute la famille ; ce sont des voeux pour l’année qui vient. Un second texte les accompagne, avec le nom de Jésus, visiblement corrigé. Lili se penche et l’examine soigneusement ; elle relève enfin la tête en la hochant, songeuse :

Jésus avec du Tipp-Ex, c’est pas très normal !

Jean Prod’hom

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