Mathesis universalis

L’imperfection de la création torture Jean-Rémy, qui ne peut imaginer des séries que parallèles et complètes ; peu importe d’ailleurs le nombre : 24 ou 26, 31 ou 36, Jean-Rémy est prêt à tout. Mais surtout, surtout mon Dieu, autant de dents dans la bouche de l’homme que de cantons dans la Confédération helvétique, de jours dans le mois que de lettres dans l’alphabet.

Si la découverte d’un mille-pattes n’en possédant que 807 a secoué il y a une année, on s’en souvient, la communauté des savants, celle récente d’un parterre de millepertuis aux feuilles perforées 403 fois seulement a mis en ébullition celle des botanistes. Ne parlons pas des pâtissiers qui sont au taquet avec leurs mille-feuilles auxquels plus personne ne croit et qui n’ont pas hésité à faire appel à la crème des avocats pour répondre aux plaintes qui affluent.

Sandra m’annonce fièrement que Lili sait compter jusqu’à cinq : Lili se prépare, Lili surveille sa main gauche grand ouverte, jette un coup d’œil à sa main droite avant d’appliquer chacun des doigts de la seconde à ceux de la première. Bien vu Lili, mais comment sais-tu qu’il y a cinq doigts dans ta seconde main ? Lili lève la tête, me considère incrédule, hésite, regarde successivement son pied gauche et son pied droit, soigneusement, Lili est prise de vertige, hésite encore, se penche, résiste, le temps passe. Lili sourit enfin, elle ne fera pas le pas suivant : c’est fait, Lili sait compter mais Lili ne sera pas contorsionniste.

Jean Prod’hom
5 juillet 2010

Dimanche 17 octobre 2010

Il est revenu de Gstaad pour un court week-end. Lui c’est les parquets, les planchers et la moquette. Deux mois déjà qu’il y est avec les autres, une bonne cinquantaine à travailler à la réfection d’un hôtel de luxe, douze millions c’est le prix, ou quinze c’est selon. Des menuisiers et des peintres, des appareilleurs et des électriciens, artisans sans lesquels les riches seraient des bons à rien. Ils conjuguent leurs forces, emboîtent leur temps, il faut tenir les délais, les pénalités sont chères. Une équipe soudée mais chacun pour soi, t’es pas dans les temps tant pis pour toi. Douze heures de travail pour gagner quelques tunes supplémentaires, on trouve un endroit pour dormir, un autre pour manger, pour une bouchée de pain sinon à quoi bon s’exiler. Une ou deux bières le soir pour aller jusqu’à minuit. Tu me dis qu’il te faudra deux mois encore avant de terminer les travaux.

Je rejoins Gstaad et mes employeurs qui occupent un chalet de maître entre la Lauenenstrasse et la Rotlistrasse, un couple de milliardaires parisiens en instance de divorce, une fillette et un garçon de dix et douze ans auxquels je vais enseigner le français, le latin et les mathématiques durant l’hiver 1974. Ecole le matin et cours de ski l’après-midi, rien à en dire, des enfants caractériels, un père absent, une mère qui monte au Palace en fin d’après midi pour y jouer au bridge et en redescendre au petit matin. Madame se lève un peu après midi et donne ses ordres depuis la tête de son lit, les traits tirés, pas beau à voir. On m’a trouvé une chambre dans un chalet tout proche.
Je travaille de concert avec un couple de Portugais qui dorment au sous-sol : elle cuisine, fait les lessives et s’occupe des chambres; il est chauffeur, fait les courses et endosse le gilet à raies jaunes et noires de Nestor à midi et le soir, ils sont au service de leur maîtresse depuis plusieurs années déjà, dociles.
Et puis, au coeur du dispositif, il y une Autrichienne de Salzburg, jeune nurse bien faite ma foi qui s’ennuie un peu, moi aussi. L’entreprise roule si bien que les liens du précepteur et de la nurse se resserrent. La première semaine n’est pas achevée qu’il se retrouve enfermé dans le chalet à des heures qui dépassent les convenances. C’est certainement un piège tendu par les Portugais.
Qui n’a pas pris la poudre d’escampette par les airs n’a pas fait le grand tour de l’amour, qui n’en est pas revenu mourra idiot. Il lui faut donc sortir coûte que coûte avant le réveil de la maisonnée. L’Autrichienne qui n’a pas froid aux yeux lui promet qu’ils prendront désormais d’autres précautions pour neutraliser les ennemis de leur passion et réchauffer leur hiver. Pour l’instant il faut traverser sur la pointe des pieds la chambre des enfants au sommeil tourmenté et rejoindre le balcon. Pas d’échelle mais deux étages à vaincre pour devenir un homme accompli. Fermez les yeux, c’est fait. Ne voyez-vous pas le héros qui s’éloigne dans la nuit?

Jean Prod’hom

Il y a les lacs d’altitude

Il y a les lacs d’altitude
le paysage qui s’éloigne dans le rétroviseur
il y a les poires à botsi
il y a le jour qui ne vient pas
le recto et le verso
il y a les voyages d’avant la cartographie
les rémissions
le bégaiement
il y a le grincement des portes

Jean Prod’hom