Hospices généraux

Dans la plaine
nue
ni érable
ni verne
melons cultivés en vain

dans la plaine nue pelée par les vents
dans la plaine nue rongée par le sel
on planta
des abricotiers

bien au-delà des dunes
on aménagea
des mines désaffectées
soustraites au regard
au fond desquelles
l’ombre retrouva sa vigueur

on ajouta sur le perron
des devantures de soie
et des grappes de monardes

il suffisait d’une retraite là
disait-on
d’une robe de bure
au charme désuet
de quelques sous
pour soigner ses reins
son mal à l’âme
ses tics adultères

les notables retrouvaient le goût du luxe
les anciens la paix
les déprimés une solide stupeur
les financiers leurs dettes

et tandis que dedans
on chantait grave
on apercevait certains soirs
le culs de deux jars s’éloigner
de l’auge vernie

au-dessus tournoyait un geais
prêt à payer son tribut
pour quitter ce quart du soir
aux faux rouages
et aux étais de fortune

plus de doute ici
on aura beau affiner
ajouter des outres au jour
endosser un tricot d’immortalité
il ne faudra compter
sur aucune aide
sinon peut-être
sur celle de ce char abandonné
de hauts épis luisants avec

Jean Prod’hom

Dimanche 12 septembre 2010

Tu serais née dans les quartiers nord de Tirana et tu serais arrivée il y a 15 ans en Suisse: la Chaux-de-Fonds d’abord, Tramelan-dessous ensuite. Tu aurais trouvé là une chambre et un emploi tout près de la gare, à l’Hôtel de l’Union, pour faire la plonge, t’occuper des chambres et assurer le service du petit déjeuner le dimanche matin lorsque l’hôtel est fermé. Tu n’aurais pas rencontré tout de suite parmi les 4500 habitants que compte cette ville du Jura bernois l’homme de ton pays, né à Lezhë au fond de la baie de Drin. Il serait arrivé là pourtant peu après toi, à Tramelan-dessus plus exactement, à la suite de brèves haltes à Bâle et à Tavannes. Il aurait été engagé pour des travaux de pelle et de pioche dans la carrière Huguelet. Vous ne vous seriez rencontrés que l’été suivant à l’occasion d’une fête de la musique et vous vous seriez mariés peu après. Plus tard les Huguelet auraient encouragé ton mari à passer un permis poids-lourds et l’auraient bien aidé en cela. Tu l’aurais toi aussi encouragé. Vous auriez eu ainsi les moyens de louer un petit appartement dans l’une des barres qui blanchissent l’herbe au-dessus de Tramelan-dessous, posées à même les pâturages. Et ce matin, parce que cela fait exactement 15 ans que tu es là, tu te serais souvenue de la truite et des pommes de terre en neige goûtées un soir d’hiver à l’auberge de la Theurre, de ces instants sur la terrasse de l’Union le matin avant l’ouverture de l’hôtel, des pierres tombales entassées rue Jeanbrenin, de l’or de la carrière les samedis soir de soleil, de l’étang de Gruère avec tes deux enfants le dimanche après-midi. Tu aurais dit ne jamais t’être intéressée à la question jurassienne, à mille milles des démocrates chrétiens des Franches-Montagnes et des socialistes bernois. Tu aurais ri en évoquant les noms des hameaux de la Large-Journée et de la Chaux-d’Abel. Nous aussi.
On t’a vu dimanche matin, tu t’es assise à notre table, et tu nous as parlé dans un français rudimentaire de la vie qui t’a menée là, une vie suspendue comme celle de chacun d’entre nous entre Tramelan-dessus et Tramelan-dessous, comme si personne n’était encore arrivé à bout de l’hiver qui revient avant même qu’il ne soit terminé.

Jean Prod’hom

Derniers instants

Hier soir, il avait dû compter 807 moutons avant de s’endormir. Ce matin il a beau chercher, dans tous les coins des verts pâturages et près des eaux paisibles. Il en manque un. Il appelle, appelle, appelle, appelle…

Quand tu seras mort, je serai où ? demande Lili.

Tout se joue en définitive à un rien : tu meurs de bonne humeur, en prenant le temps, sous un beau soleil de printemps, et l’éternité devient un enchantement ; tu meurs dans la précipitation, un soir d’arrière-automne pluvieux, alors que tu ne te souviens pas si tu as fermé la porte du poulailler, et l’éternité devient un véritable cauchemar.

Jean Prod’hom
23 mai 2010