Des marges | Arnaud Maïsetti

Du centre, je ne saurai rien dire ; rien que le silence dans lequel vautré le matin au réveil qui me prend — rien que. Et du centre, au cœur, le terrain des batailles politiques rangées des idées qu’on se lance ; non, rien : le centre, ils savent bien qu’il est à eux, alors moi, à contretemps qui pèse la lumière du jour, qu’est ce que je pourrais : et quand je les regarde, dans les repas le soir où parfois je suis, que je les entends dire la pensée du monde figée depuis ce centre qu’ils occupent, je pense à ce qui s’en va, loin du centre où — du centre centré au milieu des villes, c’est le vide, c’est là que les flux se rejoignent, s’arrêtent, cessent, enfin. Moi, c’est ailleurs, où les flux vont, et d’où ils partent, que je vais.

Du centre, je sais bien, oui : que c’est là qu’est la moyenne, que les discours se font — mais pas la parole, que les discours — c’est là. Où Dieu habite, la pensée de Dieu telle que le formulent ceux qui au centre, sont au centre et décident, planifient, rédigent pour nous les pactes du siècle, concluent pour nous les poignées de mains et les tarifs, et les peines, les planchers, la hauteur de la lame qui viendra tomber sur celui qui ; du centre, non, quand on me demanderait mon avis, je me tairai bien pour les années qui viennent.

De la morale éteinte en moi, de la religion éteinte en moi, du souci de la politique : des centres d’intérêts qui fondent le centre autour duquel : je ne sais dire que cela m’échappe. Je ne saurai prétendre lui échapper. Et surtout, je ne voudrait pas m’en plaindre. Mais. Les choses mortes comme de la peau, on ne les regrette pas : on gratte, et si ça saigne, on aspire un peu pour ne pas laisser de trace — et on frotte, on essuie. On met son doigt dans la plaie, et comme Thomas, on fouille pour vérifier le corps ; et le corps est bien là. Loin du centre, on marche, on est déjà loin, ça peut s’appeler Arar, ou Breschwiller, ou plus loin encore, état des lieux du réel, chaque pas nous en éloigne, du centre : et on va.

On se trouve de l’autre côté où les choses prennent la vitesse du temps ; on n’est plus dans le silence : on le parle, depuis le centre, arraché vraiment. On tombe sur une place vide, derrière le palais royal, les jardins de boue, il y a une église où on entre parce qu’il pleut. Il y a des chants au-dedans, qui viennent se heurter à la croyance de mon adolescence comme une paroi effondrée, et l’écho pénètre dans le vide qui l’absorbe. C’est Bach, c’est au-delà de moi, c’est en plein de centre du monde, pile où je ne suis pas.

Dans les marges sans contours que j’arpente jusqu’à mourir (je le sais bien, je l’accepte), à force de les écrire parce qu’en moi tout l’exige, noter les bruits du monde qui m’entoure — et puisque ces bruits ne peuvent s’entendre qu’aux marges, marges fracassées dans le crâne (et de plus en plus, ces maux de tête qui me cernent : marges là encore : prix à payer, je m’en acquitte, sans ciller) — des chants de Bach, des voix qui percent, n’en saisir que la morale possible : la morale d’une beauté sans Dieu ; arracher Dieu à cette beauté qui seule me maintient là, pulsation du temps que je bats sous les doigts, un mot après l’autre, dire un peu dans sa propre bouche le monde tel que dans les marges il afflue hors.

Au centre rien ne bouge, dans les marges, il y aurait la force de ne pas habiter, nulle part, et d’aller au pas qui l’emporte, les mondes possibles que les voix défrichent : musique sans mélodie, nappes de voix qui parlent allemand une langue impossible et qu’on ne comprend pas — mais combien chaque mot avance l’impossibilité même d’y prendre part : et comme on avance en eux, le monde qui recule, et au bout du premier pas, c’est dans les marges qu’on est : on ne se retourne plus.

Arnaud Maïsetti




écrit par Arnaud Maïsetti qui m’accueille chez lui dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Et d’autres vases communicants ce mois :

France Burghelle Rey et Morgan Riet 
Anna de Sandre  et Francesco Pittau
Anthony Poiraudeau et Loran Bart
Mathilde Roux  et Anne-Charlotte Chéron
Michèle Dujardin  et Daniel Bourrion
Christophe Sanchez  et Le coucou
Antonio A. Casili  et Gaby David
Michel Brosseau  et Christine Jeanney
Matthieu Duperrex et Pierre Ménard
Joachim Séné  et Franck Garot
Tiers livre et Kill me Sarah
Juliette Mezenc et Ruelles
Marianne Jaeglé et Brigetoun
Florence Noël et Juliette Zara
Soupirail et Jeanne
Cécile Portier et Luc Lamy
Chez Jeanne et MatRo7i
Landry Jutie et Notes&parses
Piero Cohen-Hadria et Pendant le week-end

Jean Prod’hom

C'est ici

Il n’essaie pas plus de rejoindre le pays d’où il vient que l’autre pays, celui dont il a rêvé, car il est désormais d’ici, davantage chaque matin, dans le pré ou là-bas à la lisière du bois. Il démêle jour après jour les images issues de ses rêves, les épuise, la brise légère se charge du reste et dissipe les innombrables fantômes qui sommeillent dans le tracé glorieux des chemins. Il attend d’y voir clair ne s’appuyant sur rien, sinon ce presque rien, muet, qui apparie les choses élémentaires. Et soudain le pays se dresse tout entier, la terre ondule, les secrets fleurissent, des traînées dans le ciel, l’ombre sous les frênes, la rivière.

Certes, il y a ce vers quoi on va lorsqu’on revient sur ses pas et ce vers quoi on va lorsqu’on y va de ce pas. Mais de ce lieu, qui sait s’il en vient ou s’il y va? L’enfance est l’autre nom de l’avenir, c’est ici, on y va et on en vient.

L’engourdissement auquel l’a conduit son éducation a épuisé son poison. Il prend conscience alors qu’attendre est consubstantiel à son heure. Que veulent-ils savoir? Il l’ignore, alors il se tait pour laisser la place à ceux qui savent, pour que ceux-ci puissent parler et se taire, et entendre à leur tour l’immense rumeur sur laquelle les puissantes conventions ont étendu leur empire. Chacun n’occupe qu’un instant la place de celui qui la lui a cédée. Il la laissera à son tour à celui qui ne perd rien pour attendre.

L’aurore sommeille. S’il s’agite trop, il ne sera pas à même d’aller à sa rencontre derrière les Vanils, il la guette, à peine une lueur poussant par dessous le voile qui ne résiste pas, elle ouvre alors sa paume et étend ses doigts de rose. Lui il ne bronche pas. A côté, devant, derrière, en lui la terre frémit. Et le soleil se dresse, et l’ombre se glisse discrètement aux côtés de l’homme seul.

Jean Prod’hom

LXII

C’est la fête à l’auberge, l’apéro est offert par Lionel, le charpentier, il nous annonce que son fils est né la veille au soir.
– Nous l’appellerons Nathan! annonce l’heureux père. Nous l’avons attendu depuis tant d’années! Santé!
– Des Nathan, tempère le contremaître de chez Progel, j’en avais trois dans mes équipes l’année passée, plus aucun aujourd’hui, on a dû débaucher.
Lionel s’assombrit, l’assemblée aussi, Lionel se tait, il boit un verre, c’est son talon d’Achille, un second, un troisième… Mais Lionel ivre finit par se ressaisir et déclare d’un ton décidé.
– Nous l’appellerons Vin… Vincent! Oui, Vincent!
Je crains que cette décision ne suffise pas à faire bifurquer le destin du nouveau-né?

Jean Prod’hom