(FP) Le champ de Tityre

Rien n’a changé depuis plus de vingt ans, les élèves et les enseignants vont et viennent d’un pas régulier, affairés, sérieux, puis les portes se ferment et le silence revient. Je suis assis sur la troisième des cinq marches qui conduisent à la nouvelle bibliothèque du collège, pour la première fois. Par la baie vitrée à l’ouest, j’aperçois les crêtes enneigées du Jura, longues et lointaines, au pied desquelles s’égrènent des villages que je connais bien. A vrai dire je les devine, plus proches et vivants que jamais. Je murmure leur nom : Bérolle, Mollens, Montricher, L’Isle, La Coudre, Mont-la-Ville, La Praz, je demeure immobile, un instant encore, le regard tendu, l’oreille aussi, le corps, je crois, là-bas. Je songe à Paludes.

« Paludes, c’est spécialement l’histoire de qui ne peut voyager; – dans Virgile il s’appelle Tityre; – Paludes, c’est l’histoire d’un homme qui, possédant le champ de Tityre, ne s’efforce pas d’en sortir, mais au contraire s’en contente; voilà… »

Je serais volontiers resté un instant encore accroupi sur ces escaliers, comme autrefois sur les escaliers de Chandieu, sur les escaliers de pierres du Buisson, ceux du jardin de Riant-Mont, de Colonzelle, sur ceux du grenier de Bursins, sur les escaliers Hollard, sur ceux du parvis du dôme de Montepulciano, sur tous ces escaliers, souches et bancs de pierre, sur tous ces murets et ces perrons qui m’ont fait l’égal de Tityre : un champ et m’en contenter. (P)

Jean Prod’hom

Nuit de Walpurgis

Un anonyme rédigea
à la demande des prêtres
le compte-rendu des méfaits
du responsable des mines

pour sauver sa tête
on acheta
les témoignages d’indigènes
qu’il fallut ensuite
et par précaution
tailler en pièces

on jeta les procès-verbaux
dans un feu immense
qui éclaira le festin au cours duquel
on fit tomber les masques
on laissa libre cours aux propos de table
la femme du responsable des mines
chanta même dans la nuit
abondance et apanage

t’en souviens-tu

et les choses tues
foulées sous les tréteaux
par les convives
mélangées à la boue
devinrent comptines
chansons paillardes et rengaines

pas d’image complète de l’affaire
mais on la colporta en l’état
dans la vallée
où on l’enrichit
de vaille que vaille et de quoi qu’il en soit
tant et si bien qu’elle ne se perdit pas
dans l’agitation tricéphale
des égoïsmes des peurs et des ça va de soi

tout porte à croire que
les à-côtés du procès du responsable des mines
joints aux emprunts et aux anachronismes
soient également aux sources des hégémonies
qui fondèrent le droit des fous
à devenir sur tout le territoire de l’île
les dépositaires des clés des allées
les détenteurs du texte de justification des grands lacs
et lorsque le temps l’exigea
les rédacteurs de l’appel au retrait des grandes crues

néanmoins le ciel et les nuages
en vinrent aux mains
si bien qu’il fallut quelques têtes brûlées
pour détourner des sources empoisonnées
la transparence de l’eau
et tirer de la terre fumante
des poignées de glaise

c’est par ces actes de courage
que les héritiers se souviennent aujourd’hui
qu’il aurait pu en être autrement

Jean Prod’hom

Dimanche 7 mars 2010



Dans les villages autrefois, on chérissait les idiots qu’on autorisait à rôder aux alentours des habitations avec les chiens errants. Ils vivaient libres et dormaient chez une tante éloignée, un vieux ou une vieille, dans une grange abandonnée, sur la margelle d’un puits, dans la paille ou des sacs de jute. On les éloignait certes, mais on leur offrait un peu de soupe et un peu de pain pour les inclure dans la création et proposer ainsi un avant-goût du paradis. Souvenez-vous de Corentin le bienheureux.
On les chasse aujourd’hui, avec les tantes éloignées, les vieux et les vieilles au-delà des limites de la création, on les enferme dans des maisons de redressement, des atelier protégés, des centres de tri ou des asiles dans lesquels ils sont nourris comme des oies, pour nous offrir un aperçu de l’enfer auquel nous sommes destinés.

Jean Prod’hom