L’air libre



Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question
qu’il n’a pas voulu se poser.

Jean-Louis Kuffer


On a tous au moins un frère ou une soeur du même jour. C’est sur eux que le destin répartit équitablement l’héritage des deux parts qui nous constituent. Quant à l’enfant unique, pour son bonheur ou son malheur c’est selon, il invente le frère ou la soeur qui lui manque pour se décharger à raison de moitié d’un leg qui ne trouvera sa vérité qu’à la fin, lorsque l’énigme grossie d’un pas sera reconduite dans la génération qui suit ou que plus personne ne sera là.
Mais l’affaire n’emprunte pas en toutes occasions les mêmes routes, on simplifie parfois la donne avec le risque que les rejetons boitent. Les histoires locales et les vies minuscules l’enseignent: le poisson est souvent noyé si bien que la chatte est incapable de retrouver ses petits. C’est ce qui advint aux Sérusier de Pra Massin.
Corentin, troisième d’une fratrie de quatre, fut oublié des circonstances à cause d’une santé précaire qui le fit passer pour mort d’abord, convalescent ensuite jusqu’à ce qu’il parlât et qu’on dût admettre qu’il était bien malgré tout un Sérusier – ce qui ne changea rien, ni à son sort ni à la place que celui-ci lui avait octroyée.
Aucune part ne revint en effet à Corentin, il ne s’en plaignit pas et continua à mettre bout à bout et côte à côte les morceaux de la réalité qu’il rencontrait sans jamais qu’aucun d’eux ne prenne le pas sur les autres. C’est son frère jumeau aidé par deux soeurs tout à son service qui fut désigné par les circonstances pour assurer l’avenir imaginaire de tous.
Malgré la donne initiale qui avait adouci l’énigme en la fixant quatre fois pour un quart à des corps bien circonscrits, l’héritage était lourd, si lourd que le frère de Corentin se retrouva seul bâté de trop. Ses soeurs sans avis sur la question se réjouissaient benoîtement du monde dont elles se croyaient chargées d’assurer la pérennité autant qu’elles seraient là. Quant à Corentin, désoeuvré, il ne demandait rien, il allait par monts et par vaux sans se soucier de quiconque sinon de ceux qu’il croisait lors de ses interminables randonnées.
Comment alléger son fardeau? Le frère de Corentin n’eut pas le choix, héritier sans qu’il le voulût il dut accepter son destin en lui subordonnant celui des siens, le destin de ceux qui n’en ont pas. Il promit de raconter leur vie.
Il mourut avant d’avoir accompli sa promesse. Aujourd’hui Corentin arpente les jolies collines de l’autre côté de Pra Massin, nourri par les hospices, il n’a jamais rien su de la promesse de son aîné qui se sera posé une question que lui-même jamais ne s’est posée. Comment l’aurait-il pu sachant qu’il était lui-même cette question?
Il n’y a plus de Sérusier à Pra Massin, mais certains s’en souviennent, ils se souviennent de Corentin sur la route du refuge qui parlait à voix basse, des jolis sapins qui souriaient à son passage lorsque la neige tombait ou rejoignait le ciel en virevoltant. Parce que les Sérusier, c’est Corentin.

Jean Prod’hom

LI



Avant d’entrer dans le café il boutonne son duffle-coat à double tour pour que rien ne s’en s’échappe, l’homme est intègre. Il tapote ses nombreuses poches pour s’assurer qu’il a tout, demeure immobile sur le seuil une seconde encore.
Il s’avance alors d’un pas décidé, s’assied à la table ronde et commande un café. Le temps passe, pas un bruit, il est seul et personne ne l’a visiblement entendu.
Il jette un coup d’oeil à sa montre bracelet, déboutonne son duffle-coat et se lève. Il vérifie le contenu de ses poches pour s’assurer qu’il n’a rien volé, jette un coup d’oeil en arrière, par habitude, ouvre la porte et disparaît sans un mot.

Jean Prod’hom

Dimanche 13 décembre 2009



Les enfants dormaient le nez collé aux fenêtres, biscômes, briques rouges et façades de contes de fées, pignons, rêves et colombages, la brume se la jouait coquette en dansant sous les réverbères. C’était comme on l’avait toujours raconté mais fallait pas se tromper. Ça crachinait jusque dans les coins et les chiens pissaient aux devantures des magasins. Les deux miséreux à l’angle de l’église s’enlisaient, effrayés par les employés du commerce mondial qui allaient et venaient en fumant comme des locomotives, tête baissée, poursuivis par leurs dettes, ça ne traînait pas, ils opinaient en secouant leurs mains, ils soupesaient leur avenir caché au fond de leurs poches. Tintaient parfois quelques sous, alors ils payaient à gauche encaissaient à droite, opinaient encore pour faire bon poids. L’eau ne coulait plus dans la fontaine, les pavés de la place serraient les dents, les enseignes de carnaval avaient été soldées et les saucisses noircissaient sur le grill. La nuit, si noire que plus personne ne la voyait, avalait la brume qui s’était enroulée aux réverbères. Pas de pardon cette année-là, ni répit ni trêve, l’avenir était sombre, Niendorf était à l’avant-garde.

Jean Prod’hom