Une leçon de Robert Walser

Sans politesse, il n’y aurait plus de société, et sans société, plus de vie. Sans doute: s’il n’y avait que deux ou trois cents personnes vivant dispersées sur la terre, la politesse serait superflue. Mais nous vivons si étroitement les uns à côté des autres, pour ne pas dire les uns sur les autres, que nous ne tiendrions pas même un jour sans les formes de la prévenance et de la gentillesse.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


Et sans pardon, il n’y aurait plus d’avenir…
Demander ou l’accorder, c’est la passe par laquelle le collectif reconnaît à chacun d’entre nous la possibilité de dire à l’autre, dans un échange sans témoin, qu’il existe d’autres voies que celles qui ont été empruntées, qu’elles ne se valent peut-être pas et qu’il aurait pu en être autrement. Sans pour autant que ceux qui se trouvent dans cet accident du temps n’aient en vue l’aveu ou le regret.
C’est comme si, au coeur de la parole échangée, l’un et l’autre de ceux qui font vivre le pardon reconnaissaient dans l’événement sur lequel ils ont buté la pierre d’angle d’un scandale qui ne peut durer. Mais le mur est immense – leur corps le dit – ils sont tous deux les lésés, avec les autres qui regardent ailleurs, de ce qui affleure depuis toujours, de la violence qui cimente les piliers du réel et les terrasses de l’histoire.
Car l’objet autour duquel besogne le pardon est à l’origine de l’immémorable qui revient. La violence guette et l’événement singulier pour lequel on le demande et on le reçoit rameute ce qui précède, et y passe tout ce qui fut.
Pas de déni pourtant, ni réparation, prescription, oubli ou réconciliation. Le pardon est une chicane – un accident topographique – qui conduit nos vies à reconnaître d’un mot l’impossible concours de circonstances qui nous a fait être là au bout du temps, et qui en appelle à une nouvelle alliance, entre nous, celle des premiers venus. C’est ainsi et par eux que l’homme garde intacte la possibilité d’un avenir. Le pardon, figure par laquelle on resserre la gerbe de ce qui fut par l’un des brins du hasard, dit deux fois oui à ce qui précède pour concevoir ce qui viendra, on n’en pouvait plus d’aller de la sorte.

Il m’arrive souvent de remonter et descendre la rue dans l’unique but de rencontrer une personne que mes parents connaissent afin de pouvoir la saluer. Ai-je une façon gracieuse d’ôter mon chapeau, à vrai dire, je n’en sais rien. Il suffit que j’éprouve à saluer tout simplement. Ce qui est particulièrement charmant, c’est d’être aimablement salué par des personnes adultes. Comme c’est merveilleux d’ôter son chapeau devant une dame et de voir ses yeux se poser affectueusement sur vous. Les dames ont des yeux si bons et leur hochement de tête est une récompense extraordinairement gentille pour un travail aussi minime que celui d’ôter son chapeau.

Rober Walser, « La politesse » in Les rédactions de Fritz Kocher


L’appel de ce qui n’est pas encore et pour lequel oeuvre le pardon est si puissant qu’il arrive parfois qu’on le demande ou qu’on l’accorde sans que rien dans le ciel ne l’annonçât. Le pardon, – petit ou grand – est, comme la politesse, de la famille des éclaircies, c’est l’une des leçons posthumes de Robert Walser.

Jean Prod’hom

Dimanche 20 décembre 2009



S’en approcher d’abord, s’en étonner un peu, à peine. Mais quoi qu’il en soit aller au-delà des calculs, par-delà ce qu’on avait cru bon laisser en réserve pour si jamais. Dépasser le seuil comme si de rien n’était et continuer dans l’incertain, jusqu’au lieu où la question de savoir d’où l’on vient et où l’on va s’effiloche comme un songe mité. Tout ceci n’a plus sa raison d’être, réjouis-toi, tu y es presque.
De ce lieu sans main courante aller encore un peu le sac à dos des hésitations oublié dans la caillasse, laissées au col les oeillères qui emprisonnent les tempes, et se retrouver avec presque rien tout autour, là où coulent les eaux des hautes vallées, là où le pas lisse le chemin de halage.
Car plus rien n’est comme on le croit, c’est le coeur qui cartographie le coeur lorsque tout redevient comme aux premiers jours, lorsqu’on s’avance désencombré, sans regret pour ce dont on s’allège, en disant les mots simples qu’entendra à coup sûr celui qui viendra par après sur les rives de Constance ou au fond de Réchy.
On se retrouvera dans une dépression du jour et la neige se souviendra. On ira encore, allégé, on ne sera pas seul puisqu’on n’y est personne.

Jean Prod’hom

L’air libre



Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question
qu’il n’a pas voulu se poser.

Jean-Louis Kuffer


On a tous au moins un frère ou une soeur du même jour. C’est sur eux que le destin répartit équitablement l’héritage des deux parts qui nous constituent. Quant à l’enfant unique, pour son bonheur ou son malheur c’est selon, il invente le frère ou la soeur qui lui manque pour se décharger à raison de moitié d’un leg qui ne trouvera sa vérité qu’à la fin, lorsque l’énigme grossie d’un pas sera reconduite dans la génération qui suit ou que plus personne ne sera là.
Mais l’affaire n’emprunte pas en toutes occasions les mêmes routes, on simplifie parfois la donne avec le risque que les rejetons boitent. Les histoires locales et les vies minuscules l’enseignent: le poisson est souvent noyé si bien que la chatte est incapable de retrouver ses petits. C’est ce qui advint aux Sérusier de Pra Massin.
Corentin, troisième d’une fratrie de quatre, fut oublié des circonstances à cause d’une santé précaire qui le fit passer pour mort d’abord, convalescent ensuite jusqu’à ce qu’il parlât et qu’on dût admettre qu’il était bien malgré tout un Sérusier – ce qui ne changea rien, ni à son sort ni à la place que celui-ci lui avait octroyée.
Aucune part ne revint en effet à Corentin, il ne s’en plaignit pas et continua à mettre bout à bout et côte à côte les morceaux de la réalité qu’il rencontrait sans jamais qu’aucun d’eux ne prenne le pas sur les autres. C’est son frère jumeau aidé par deux soeurs tout à son service qui fut désigné par les circonstances pour assurer l’avenir imaginaire de tous.
Malgré la donne initiale qui avait adouci l’énigme en la fixant quatre fois pour un quart à des corps bien circonscrits, l’héritage était lourd, si lourd que le frère de Corentin se retrouva seul bâté de trop. Ses soeurs sans avis sur la question se réjouissaient benoîtement du monde dont elles se croyaient chargées d’assurer la pérennité autant qu’elles seraient là. Quant à Corentin, désoeuvré, il ne demandait rien, il allait par monts et par vaux sans se soucier de quiconque sinon de ceux qu’il croisait lors de ses interminables randonnées.
Comment alléger son fardeau? Le frère de Corentin n’eut pas le choix, héritier sans qu’il le voulût il dut accepter son destin en lui subordonnant celui des siens, le destin de ceux qui n’en ont pas. Il promit de raconter leur vie.
Il mourut avant d’avoir accompli sa promesse. Aujourd’hui Corentin arpente les jolies collines de l’autre côté de Pra Massin, nourri par les hospices, il n’a jamais rien su de la promesse de son aîné qui se sera posé une question que lui-même jamais ne s’est posée. Comment l’aurait-il pu sachant qu’il était lui-même cette question?
Il n’y a plus de Sérusier à Pra Massin, mais certains s’en souviennent, ils se souviennent de Corentin sur la route du refuge qui parlait à voix basse, des jolis sapins qui souriaient à son passage lorsque la neige tombait ou rejoignait le ciel en virevoltant. Parce que les Sérusier, c’est Corentin.

Jean Prod’hom