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Avant d’entrer dans le café il boutonne son duffle-coat à double tour pour que rien ne s’en s’échappe, l’homme est intègre. Il tapote ses nombreuses poches pour s’assurer qu’il a tout, demeure immobile sur le seuil une seconde encore.
Il s’avance alors d’un pas décidé, s’assied à la table ronde et commande un café. Le temps passe, pas un bruit, il est seul et personne ne l’a visiblement entendu.
Il jette un coup d’oeil à sa montre bracelet, déboutonne son duffle-coat et se lève. Il vérifie le contenu de ses poches pour s’assurer qu’il n’a rien volé, jette un coup d’oeil en arrière, par habitude, ouvre la porte et disparaît sans un mot.

Jean Prod’hom

Dimanche 13 décembre 2009



Les enfants dormaient le nez collé aux fenêtres, biscômes, briques rouges et façades de contes de fées, pignons, rêves et colombages, la brume se la jouait coquette en dansant sous les réverbères. C’était comme on l’avait toujours raconté mais fallait pas se tromper. Ça crachinait jusque dans les coins et les chiens pissaient aux devantures des magasins. Les deux miséreux à l’angle de l’église s’enlisaient, effrayés par les employés du commerce mondial qui allaient et venaient en fumant comme des locomotives, tête baissée, poursuivis par leurs dettes, ça ne traînait pas, ils opinaient en secouant leurs mains, ils soupesaient leur avenir caché au fond de leurs poches. Tintaient parfois quelques sous, alors ils payaient à gauche encaissaient à droite, opinaient encore pour faire bon poids. L’eau ne coulait plus dans la fontaine, les pavés de la place serraient les dents, les enseignes de carnaval avaient été soldées et les saucisses noircissaient sur le grill. La nuit, si noire que plus personne ne la voyait, avalait la brume qui s’était enroulée aux réverbères. Pas de pardon cette année-là, ni répit ni trêve, l’avenir était sombre, Niendorf était à l’avant-garde.

Jean Prod’hom

Avec Robert Walser



A côté de l’établissement thermal Jakobsbad se dresse une bâtisse baroque qui fait penser à un cloître, probablement un asile de vieillards.  Moi: « On entre pour voir? » – Robert: « C’est sûrement beaucoup plus joli vu de l’extérieur. Il ne faut pas chercher à percer tous les secrets. C’est une conviction qui m’a guidé ma vie durant. N’est-il pas merveilleux que tant de choses, au cours de notre existence, demeurent mystérieuses et inaccessibles, comme cachées derrière des murs couverts de lierre? Cela leur donne un charme indicible mais qui se perd chaque jour davantage. Aujourd’hui, tout est devenu objet de convoitise, de brutale prise de possession. »

Carl Seelig
Promenades avec Robert Walser


Robert Walser vécut de juin 1933 à Noël 1946 dans l’hospice cantonal d’Appenzell Rhodes-Extérieures, interné contre sa volonté. C’est sur « une étroite passerelle de silence » tendue entre Hérisau et Saint-Gall que Carl Seelig rencontra le poète en juillet 1936.
Les bouches se délient et Robert Walser lui raconte vingt ans durant, par petits morceaux, sans nostalgie ni complaisance, sans regret, sans ressentiment non plus, avec une incommensurable distance la vie d’un homme qu’il connaît bien, lui-même, à Bienne, à Berlin, à Berne, un homme qui s’est imposé à ceux qui l’ont rencontré et à ceux qui ont lu ses écrits par son étrange présence au monde, insubordonné, vivant discret et immense dans les marges de son temps.
Seelig raconte leurs longues promenades autour de Saint-Gall, Will, Gossau,Trogen, Teufen,… leurs haltes dans les Krone, le vin, la bière, la fatigue, quelques mots essentiels, les séparations à la gare et les retrouvailles. Robert Walser n’a pas d’âge, il émeut comme un enfant blessé, un enfant malade, délaissé, un enfant qui ne se plaint pas.
C’est, je crois, un peu à cause de Robert Walser que le temps s’est arrêté aux alentours d’Hérisau.
J’ai lu ce matin les dix premières des quarante-six promenades de l’hommage que lui a rendu Carl Seelig. Le soleil brillait d’un pâle éclat, comme une jeune fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage. J’ai hâte d’arriver à demain, j’ai rendez-vous avec cet ami d’André Dhôtel sur les rives du lac de Constance. Oui, c’est vrai, j’avais toutes les dispositions voulues pour devenir une sorte de vagabond et je ne luttais guère contre cette tendance.

Jean Prod’hom