ἰδιώτης

Que les chaînes de particularités – qu’un jour ou l’autre chacun d’entre nous découvre dans l’image que lui renvoie le miroir – trouvent leur explication détaillée et leur réponse ultime dans une double hélice conditionnée par le terroir, le temps, la gens qui l’a vu naître, c’est un fait acquis pour autant que je puisse le comprendre.
Mais que ces particularités trouvent leur origine, aussi et en bloc, dans l’idiot qui nous précède et qu’on loge, nous ne le concédons qu’avec peine, craignant que celui-ci n’ait pas dit son dernier mot, barre la route à notre belle avancée, et, nous ravalant, replonge nos pas dans la boue et les flaques de notre première condition.
Nous l’avons en effet tiré derrière nous cet idiot, comme une indigne casserole, comme le soc d’une charrue dans un sol inculte qu’auraient tirée un lourd cheval de trait. On nous a invités à l’abandonner pour accéder au plus vite à la langue du pays et disposer des forces de la raison.
J’en perçois pourtant aujourd’hui la présence dans mon dos qui tout à la fois me pousse à sortir à l’air libre, les mains dans les poches, les poches vides, et me tire en arrière vers le silence stupéfait qui précédait ma rencontre avec le langage et la raison.
Cet idiot, je le comprends mieux aujourd’hui et m’en réjouis, à la condition qu’il prenne un jour les devants. Et les devants il ne les prendra que s’il parvient à traverser le dédale de pièges, le champ de mines que ne cesse de semer l’hydre sociale pour que nous nous détournions des vues singulières et rejoignions au plus vite l’espèce. Car c’est l’idiot dont nous sommes issus et dont nous avons voulu nous dégager au forceps qui assurera notre seconde naissance, par-delà l’Etat auquel le Grec l’opposait, pour rejoindre ce lieu privé où la confiance qui nous habite nous permet d’honorer à nouveau ce que nous cachaient les légendes, le babil et les refrains du siècle, en habitant l’insignifiance sans laquelle les escargots font les morts et les choses ne se montrent pas. Monde d’avant les métiers. d’avant les vertus, monde fait de bric et de broc, ignorance et noviciat.
Idiot comme le paysage regardé derrière le carreau de la fenêtre, lampe allumée et bouche bée tandis qu’il pleut.

Jean Prod’hom

Dormance

la lune
comme de la glu sur le pré
blanc d’oeuf
imperceptible risée
sur ce qui reste de l’étang
le souvenir d’anciennes présences
les tétards et la salamandre
des cendres un texte à peine
qui laisse deviner
aux abords du champ de ruines
les petites mines d’antan
petits riens enfouis dans le sable
la transparence à peine entamée
lors même que le jour s’est tu
à Trieste et sur le Risoux
qu’avais-je espéré
serre-joints et serre-livres
tenter de dire cette misère
aura bercé mes ardeurs
la nuit est là et il ne reste rien

Jean Prod’hom

17

Comme ces chiens orphelins, solitaires, rêveurs, décidés, qui traversent jour et nuit le quartier qu’ils n’ont jamais quitté. Ils s’éloignent des hommes qui n’en ont cure sans jamais s’arrêter. Tout droit et en tous sens.
C’est qu’un vent de travers creuse leur flanc et les pousse contre d’autres récifs si n’était leur âme droite qui agit comme un safran en les orientant tout droit, en avant d’une mer sans île.
Ils courent, ils courent de travers en tendant simultanément une oreille du côté de ce ce qui ne cesse de les inquiéter, l’autre en direction de ce qui ne se présentera jamais. Toute une vie.

Jean Prod’hom