XLVII

La gamine file à la cuisine le poing fermé, elle serre un crucifix, j’aperçois brièvement la tête du Christ qui brille et ses deux bras cloués sur la croix. Je me lève du fauteuil où j’étais confortablement installé et la suis. Qui a pu lui faire un tel cadeau? Sa mère a bien sûr servi la messe autrefois, mais ceci n’explique pas cela. Je constate alors qu’il s’agit d’un tire-bouchons.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 novembre 2009

Il ne la voit pas venir, c’est à peine un pincement, et la gorge qui se resserre, comme quand un argument affûté n’a pas porté, pas prêt à renoncer pourtant, certain de trouver son salut dans le salut de l’autre. L’aigreur s’invite alors et l’imparable qui aurait dû faire mouche s’allie aux mots doubles qui se fichent dans le vide avant de lui revenir nus et sans écho.
Il insiste, veut y parvenir. Et il s’enferme dans le tunnel dont il est seul à connaître la carte, il raccommode ce que nul autre ne voit, il remaille les mots défaits au fond des impasses, défait lui-même de n’avoir su forcer le destin, incompris des ligues du monde. La détresse l’oblige à faire marche arrière, mais la retraite est impossible.
C’est l’épuisement qui le fera capituler, le détournera des pages des mauvais jours. Et l’ambition de maîtriser le monstre qu’un hasard a fait naître mais que plus rien ne nourrit s’effondre avant de disparaître, il regarde les chaînes dont il a poli les inaltérables maillons s’enfoncer dans la terre meuble, il crache les fers d’angle, les tenons et les écrous dont il avait la gueule pleine.
Et tout s’en va d’un coup, il cesse de pleuvoir et les mots redeviennent ce qu’ils étaient, chants et rumeurs. Il aperçoit sur la table une carafe, vide, au cou de laquelle cliquette un chapelet, le col s’évase, le souffle du dedans se mêle au vent du dehors, le temps reprend forme et son âme va à la houle.

Jean Prod’hom

ἰδιώτης

Que les chaînes de particularités – qu’un jour ou l’autre chacun d’entre nous découvre dans l’image que lui renvoie le miroir – trouvent leur explication détaillée et leur réponse ultime dans une double hélice conditionnée par le terroir, le temps, la gens qui l’a vu naître, c’est un fait acquis pour autant que je puisse le comprendre.
Mais que ces particularités trouvent leur origine, aussi et en bloc, dans l’idiot qui nous précède et qu’on loge, nous ne le concédons qu’avec peine, craignant que celui-ci n’ait pas dit son dernier mot, barre la route à notre belle avancée, et, nous ravalant, replonge nos pas dans la boue et les flaques de notre première condition.
Nous l’avons en effet tiré derrière nous cet idiot, comme une indigne casserole, comme le soc d’une charrue dans un sol inculte qu’auraient tirée un lourd cheval de trait. On nous a invités à l’abandonner pour accéder au plus vite à la langue du pays et disposer des forces de la raison.
J’en perçois pourtant aujourd’hui la présence dans mon dos qui tout à la fois me pousse à sortir à l’air libre, les mains dans les poches, les poches vides, et me tire en arrière vers le silence stupéfait qui précédait ma rencontre avec le langage et la raison.
Cet idiot, je le comprends mieux aujourd’hui et m’en réjouis, à la condition qu’il prenne un jour les devants. Et les devants il ne les prendra que s’il parvient à traverser le dédale de pièges, le champ de mines que ne cesse de semer l’hydre sociale pour que nous nous détournions des vues singulières et rejoignions au plus vite l’espèce. Car c’est l’idiot dont nous sommes issus et dont nous avons voulu nous dégager au forceps qui assurera notre seconde naissance, par-delà l’Etat auquel le Grec l’opposait, pour rejoindre ce lieu privé où la confiance qui nous habite nous permet d’honorer à nouveau ce que nous cachaient les légendes, le babil et les refrains du siècle, en habitant l’insignifiance sans laquelle les escargots font les morts et les choses ne se montrent pas. Monde d’avant les métiers. d’avant les vertus, monde fait de bric et de broc, ignorance et noviciat.
Idiot comme le paysage regardé derrière le carreau de la fenêtre, lampe allumée et bouche bée tandis qu’il pleut.

Jean Prod’hom