Miserere mei

J’avais enfilé mes lourdes chaussures, noué leurs lacets noirs dans l’obscurité du vestibule. J’avais saisi mon P220 Pist 75 de chez SIG Sauer qui attendait sur la commode au fond du corridor, glissé mon couteau vert olive et une boîte de 24 cartouches 9 mm dans un sac de service. Les deux enfants dormaient, leur mère aussi, je les avais embrassés avant d’enfiler mes gants. Je descendis comme un soldat les douze marches de granite jauni creusées par les années, la rampe de cerisier avait couiné et la porte avait grincé. Dehors il faisait cru et la bise eut tôt fait de me faire oublier la douceur des draps, la nuit, le frémissement des corps lorsque j’avais effleuré la joue de chacun d’eux.
La rue était déserte, le sol détrempé. On entendait pourtant par le soupirail du numéro 2 de la rue la concierge tisonner le foyer de la chaudière et une lumière plissait les yeux derrière le rideau de fer de la boulangerie.
Je longeais les derniers bâtiments qui jouxtent la rue du Valentin lorsque j’entendis sous le platane qui se dresse au haut des escaliers Hollard cinq voix qui m’arrêtèrent tout net. Je m’appuyai contre le platane et écoutai. C’était les premières mesures de l’Ave verum corpus de la Missa Solemnis pro Defunctis que Lodovico da Viadana a écrite pour moi au début du XVIIème siècle.
Je ne me rendis pas à Bière, je ne revis ni ma femme ni mes deux enfants. J’erre depuis ce jour-là rongé par quelques voix et l’assurance que tout cela c’était hier.

Ave Verum Corpus natum de Maria Virgine
Vere passum, immolatum in cruce pro homine,
Cujus latus perforatum unda fluxit cum sanguine,
Esto nobis praegustatum in mortis examine.
O Iesu dulcis, O Iesu pie, O Iesu, fili Mariae,
Miserere mei. Amen.


Jean Prod’hom

Dimanche 8 novembre 2009

Dehors presque rien, ça siffle, ça souffle et la terre fait le dos rond. Les labours expirent comme de vieux volcans. C’est que le réel hésite ce matin, étouffé par l’air humide qui pèse sur ses reins découverts, il est sur le point de renoncer.
Silence dans le poulailler. Pas de lumière, des ombres, des restes de rêves qui rampent, un volet qui grince, des chimères dans les ornières, à peine quelques fantômes et quelques réverbères, vieilles boules fades sur de vieilles échasses, les pieds dans la boue, qui crachotent un orange de rouille sans goût. Ils ne réclament plus rien depuis longtemps.
A 7 heures 40 un fonctionnaire commande leur extinction dans l’un des sous-sols de la ville déchirés par la lumière des néons. Le jour frémit à ce pâle éclair puis remet la tête entre ses épaules. On ne le reverra pas d’ici demain.

Jean Prod’hom

Un mot au bout de la langue



Mémoire, petite mémoire, celle qui laisse filer dans ses larges mailles le fuyard auquel le plein accès est refusé parce que le nom qui le désigne manque à l’appel. On n’en garde que l’empreinte et l’assurance de son existence, sans que sa disparition n’ait d’effets notables sur le reste du lexique, ses voisins de gauche et de droite, les mots qui lui sont subordonnés ou dont il dépend. La perte est sèche mais le sommeil remaille en une seule nuit les défauts du filet. Le lendemain lorsqu’on veut en disposer le mot est à sa place, la découpe est demeurée intacte. Seul l’amour-propre est blessé de n’avoir su poser la main sur ce qui était devenu sa proie. A moins que…
A moins qu’il ne nous faille retrousser la métaphore: les mailles du filet sont ces mots qui creusent le plein, ils aèrent nos esprits alourdis et leur offrent un peu de ce vide sans lequel on n’irait pas de l’avant – mais où ? Et la perte de l’un d’eux – inquiétante – ronge une partie de ce à travers quoi s’écoulent des morceaux du temps et la liberté d’en faire façon.
En perdant un mot on laisse la terre nous ensevelir, on peine à respirer, on meurt un peu.

Jean Prod’hom