Un mot au bout de la langue



Mémoire, petite mémoire, celle qui laisse filer dans ses larges mailles le fuyard auquel le plein accès est refusé parce que le nom qui le désigne manque à l’appel. On n’en garde que l’empreinte et l’assurance de son existence, sans que sa disparition n’ait d’effets notables sur le reste du lexique, ses voisins de gauche et de droite, les mots qui lui sont subordonnés ou dont il dépend. La perte est sèche mais le sommeil remaille en une seule nuit les défauts du filet. Le lendemain lorsqu’on veut en disposer le mot est à sa place, la découpe est demeurée intacte. Seul l’amour-propre est blessé de n’avoir su poser la main sur ce qui était devenu sa proie. A moins que…
A moins qu’il ne nous faille retrousser la métaphore: les mailles du filet sont ces mots qui creusent le plein, ils aèrent nos esprits alourdis et leur offrent un peu de ce vide sans lequel on n’irait pas de l’avant – mais où ? Et la perte de l’un d’eux – inquiétante – ronge une partie de ce à travers quoi s’écoulent des morceaux du temps et la liberté d’en faire façon.
En perdant un mot on laisse la terre nous ensevelir, on peine à respirer, on meurt un peu.

Jean Prod’hom

XLIV



Il ne lui restait plus qu’à brûler les lambris et les poutres de la petite maison qu’il occupe à la lisière du bois pour combattre le froid et attendre les beaux jours. Mais par où commencer? Le vieux a hésité trop longtemps, il est mort dans la nuit de mardi à mercredi. Personne n’est mécontent, surtout pas celui qui occupe la place près du poêle au fond du café qui désormais lui appartient.

Jean Prod’hom

Le regard éloigné



De la route qui conduit de Lucens à Yvonand, entre Cremin et Prévondavaux, j’aperçus très distinctement dans le ciel qui laissait le jour filer à l’ouest le ventre immobile d’un omble chevalier dont la tête et les nageoires s’enfonçaient dans la nuit. Je ne songeai qu’un bref instant enfourcher l’animal pour m’assurer que d’autres régions aux tropiques de l’univers ne me livreraient pas des trésors intacts. Je décidai de ne pas troubler le silence des mers et des cieux, de consentir aux formes les plus malheureuses de mon existence historique de ne pas succomber aux promesses rêveuses, de me satisfaire de ces brefs intervalles entre chien et loup à l’occasion desquels il nous est donné de saisir l’essence de notre existence « dans ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société: dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ».
L’omble chevalier avait disparu derrière les bois de Prévondavaux et rien n’avait vraiment changé dans l’aquarium, je pouvais seulement me reprocher ne ne pas avoir regardé assez le ciel, le ciel et ses nuages.

Jean Prod’hom