La mère d’Anne et Benoît Joseph Labre

Depuis 1550, sainte Anne, Marie et le Christ couronnent la colonne qui surmonte le bassin en pierre de grès coquillier de la Molière sis sur la place du Petit-Saint-Jean dans le quartier de l’Auge à Fribourg. Mais qui est l’inconnue voilée avec laquelle sainte Anne a conversé tout au long de l’été 2009 lorsque les rideaux étaient tirés? Emérencie?
Marie qui craint l’esclandre prie de tout son corps le Christ de se taire; grognon il n’en pense pas moins:
– Qui que tu sois et d’où que tu viennes, sache qu’ici qu’il n’y a plus de place pour toi!



Une notice indique que Saint Benoît Joseph Labre a séjourné à Fribourg en 1775 et 1776. Le portrait qu’en propose le peintre de l’Ancien Couvent des Augustins ne ressemble pourtant pas à celui qu’en a fait André Dhôtel, ce n’est pas non plus le plus misérable des mendiants canonisé en 1881 par Léon XIII après qu’un bon samaritain l’eut ramassé agonisant – il avait moins de quarante ans – sur les marches d’une l’église de Rome, mais un homme dans la force de l’âge, propret, qui dispose sans aucun doute d’un domicile fixe et d’un bel avenir devant lui.

Jean Prod’hom

Même s’il en fut autrement

La conscience, incapable de fixer l’essence du réel et des événements qui le constituent, s’attarde sur les formes qu’il conviendrait de lui prêter et la place qu’il serait bon de leur attribuer pour qu’ils rejoignent la chaîne sans histoire des raisons d’un discours qui temporise et dans lequel on rabâche ce qui aura bel et bien eu lieu.
L’histoire est cette tentative aveugle de fixer dans le tunnel noir d’un genre ce qui, sous toute vraisemblance, a eu lieu au grand jour, elle n’est en définitive rien d’autre qu’un échec raisonné qui a porté ses fruits: le monde est un monde réduit à la conscience de l’homme.
Mais le filon est fragile, les refrains liturgiques qui accompagnent cette messe ne tiennent plus en respect le réel qui bouillonne. Le monde et nos vies ainsi conçues tiennent à un fil, l’insatisfaction et la frustration guettent. Il est plus que jamais indispensable de raconter ce qui aurait pu être et qu’un concours de circonstances nous a fait manquer, de retrouver en chaque événement, en chaque chose, les autres qu’ils auraient pu être et dont le possible est gros, … même s’il en fut autrement.
Qu’on soit de la Mecque, de Jérusalem ou de Rome, c’est peut-être la voie douce pour inventer une autre manière de faire l’histoire,… et pour qu’il en soit autrement.

Jean Prod’hom

Dimanche 18 octobre 2009

Le corps frissonne lorsque l’acier raie la pierre, mais rien n’arrête un Deutz Fahr X730. La coutre fixée au sep tire un trait profond dans le pré, elle fixe la bande verte que le soc décolle par en dessous et que le versoir soulève, retourne et déverse sur le côté. Une fois, deux fois, dix fois, ligne à ligne, le pré avec ses indigestes lampées disparaît sans un bruit, sans la moindre résistance. Ondule une mer nouvelle qui s’étend, noire, tendre, grasse, que le soleil fait moutonner. Aucun nuage dans le ciel.
A 17 heures, le Deutz Fahr X730 vrombit une dernière fois et les trois cents chevaux virent au bout du champ. L’acier de la charrue jette un ultime éclat, le silence se cale entre les choses, dans le ciel, le long des sillons. Ça a pris l’après-midi. Le champ labouré ne bronche pas, il attend, se demande si tout cela est bien terminé. Puis on entend les cris des enfants.
Lorsque la herse aura passé demain on aura enterré l’été.

Jean Prod’hom