Dimanche 19 juillet 2009

Sur les pavés de la ruelle un vieux conduit son cheval harassé au pré, la petite aiguille de l’horloge trotte. La brise qui va et vient dans la cuisine effleure le blanc de porcelaine de l’évier fêlé, tiède encore. Un linge sèche sur le dossier de la chaise qu’a quittée l’enfant, il lit sur le fauteuil du salon recouvert d’une housse blanche un grand récit. D’autres l’avaient lu avant lui, mais il ne le sait pas.

Jean Prod’hom

Une nuit sans dettes

René Girard a raconté comment la violence de tous contre tous débouchait sur la paix, la paix des morts, et comment, par le réglage du mécanisme de la victime émissaire, nos sociétés se sont construites en élaborant, à leur insu, des dispositifs susceptibles de détourner la violence sur des tiers et ainsi de surseoir à son utilisation. Nos sociétés ont progressé certes, mais sans jamais quitté la terre sur laquelle elles plongent leurs racines: la menace affleure. Quant à nos sciences (pour lesquelles on manifeste aujourd’hui des égards proprement religieux), elles ne sont pour l’anthropologue que la mise en scène continuée et affûtée d’anciens rituels.
Je regarde à gauche, je regarde à droite, bon an mal an voici où nous en sommes, la violence n’a pas été éradiquée, les hommes attendent on ne sait quoi et, l’attendant, s’échangent des coups, tantôt nets tantôt tordus, soigneusement, quotidiennement, équitablement, avec pour aimable résultat un équilibre qui, s’il n’est pas celui que le général obtient à l’aurore lorsque les soldats sont étendus dans leur sang, n’en est pas moins remarquable: l’équilibre des petits maux.
Voici le temps de la petite guerre généralisée – ou de la petite paix larvée -, voici le temps des petits forfaits dont les auteurs ne prennent plus la peine de s’expliquer, de se justifier ou de se désolidariser et dont l’avenir pérenne est assuré par nos arsenals juridiques et nos assurances en tous genres.
En méditant sur ma propre expérience de vachard, j’en viens à me demander si nous ne vivons pas cependant dans le meilleur des mondes.
En se prêtant au jeu des petites violences ordinaires, au vu et au su de chacun, en envoyant juges et avocats au four et au moulin, l’homme exténué n’est pas mécontent d’abréger ses souffrances en quittant discrètement la scène, en laissant ses innombrables reconnaissances de dettes à ceux qui restent, libre enfin, bras ballants, avec le secret espoir de trouver enfin une nuit sans paperasses et sans dettes, une vraie nuit sans regrets, celle dont on ne revient pas.
Faire l’ange rendrait notre congé d’avec la vie impossible.

Jean Prod’hom

Un collier de disparates

On y va tous d’un air entendu, mais on y va à cloche-pied, de rien en rien, inspiration expiration, sur une marelle sans clocheton ni pinacle, aux fondations anciennes, incompréhensibles je le crains, une marelle sans toit et aux dimensions de Babel.
Le sachant on avancera chaque jour à reculons et on verra le jour se plier et n’en rien laisser. Ou face à ces riens qui font se dresser ce qui se tait en nous, on retiendra un grain chaque jour, chaque mois, un seul, quel qu’il soit, soutiré avec peine aux bons tours que nous joue la durée pour en tirer un camée ou un collier de disparates.

Les bras du saule s’agitent au milieu de la pelouse, il est 17 heures et c’est l’heure, il faut manger, tourner la clé de la boîte à musique, fermer les volets, ils s’endorment.
C’est l’heure que choisissent les forains pour frapper à la porte du sommeil, avec eux les lumières, les frayeurs, les équilibres précaires, le clown blanc, le vertige, les rires, les fauves, la nuit.
Rêvez enfants! Montez pour un tour sur le carrousel et les chevaux de bois de la nuit. Demain il n’en restera rien, à moins qu’un grain ne vous ouvre la voie du disparate.

Jean Prod’hom