Échanges

Dans une séquence d’un film dont je ne me rappelle ni de l’allure ni du propos, pas même du titre, deux intellectuels de haut vol s’entretiennent en sautillant sur un court de tennis, shorts et polos blancs: leur conversation court le solide: Hegel peut-être – la dialectique? celle du maître et de l’esclave? – ou Marx, ou Lénine… quoi qu’il en soit c’est du lourd. L’échange réglé de leurs arguments, cohérent à coup sûr, épouse approximativement le rythme de leurs coups de raquette, il fait pourtant sourire. Le sens de leurs paroles ne suit pas la courbe aérienne de la balle, mais se perd dans les mailles d’un filet invisible.
Chaque chose en son temps, chaque chose en son lieu dit la sagesse populaire, que ce soit sur un court ou dans un salon feutré.
A moins que cette séquence ne démontre que les jeux de balle ne constituent qu’une piètre métaphore de l’échange spirituel: le sens ni ne va ni ne vient.

Ce que je me dis, je le dis à toi en qui je crois reconnaître celui qui pourra donner une existence plus solide à ce que nous pourrions croire ensemble.
Je suis prêt dans le même temps à entendre ce que tu te dis en me le disant, à moi en qui tu crois reconnaître celui qui pourra donner une existence plus solide à ce que nous pourrions croire ensemble.

Ce que je crois comprendre se manifeste, je le parie, dans l’idée que tu peux t’en faire, et les mots que je t’adresse en creusent rétroactivement la possibilité dans ce que tu m’as dit.

Ecrire c’est récrire, ou dire dans le discours de l’autre ce qu’il aurait pu me dire et que j’ai peine à dire.

Le père et le fils, tous deux débutants, jouent au ping-pong dans les caves d’une maison de vacances.
– Qui est le farfelu qui a inventé les indulgences?
– Qui a inventé les cartes Pokemon?

On creuse dans les sous-sols du langage, on y creuse pour faire une place aux images qui nous en viennent, les déplacer à peine pour les voir enfin.
La croyance en une circulation du sens, en sa multiplication et en sa téléologie, en un décollage sans fin, en l’idée même de progrès nous a fait beaucoup de mal en nous faisant espérer l’impossible et réaliser le pire: une immense décharge qui abrite une image, une seule image, une image pure, celle de l’Eden.

Jean Prod’hom

Colonzelle

Chacune a commencé il y a plusieurs jours déjà à se déployer comme un éventail, discrètement, sans qu’on y croie trop, répondant individuellement à un appel dont on préfère en définitive ne rien savoir. Et aujourd’hui midi on ne compte plus les feuilles sans nombre du tilleul, on en rêvait et on l’accepte. Les longues pousses de l’année passée, souples et effrontées, se balancent et s’élancent rouges dans le ciel bleu curie.
La fenêtre est ouverte à l’étage, les passereaux y ont pris leur quartier pour la première fois cette année, le dedans et le dehors ont basculé l’un dans l’autre, on n’attend plus de consolation des tableaux accrochés aux murs, les draps battent des ailes aux étendages de fortune, on fleurit l’intérieur des maisons, la chaise oubliée en novembre sert à nouveau, on a laissé la clef à la porte de l’atelier, les célibataires lisent le journal sur les perrons.
Plus de dedans ni de dehors quelques mois durant, et quand le soir vient, quand les enfants dorment, on espère que le jour se prolonge encore un peu.

Jean Prod’hom

Dimanche 12 avril 2009

Les choses, toutes les choses s’enfonçaient dans le gris et l’indistinct, on en venait même à penser autour de la table qu’il n’y avait plus de saisons, on toussait, les enfants ne voulaient plus sortir, le pneu d’un des trois vélos était crevé, le pédalier du second était déboîté, et puis c’était jour férié.
Seule l’amitié et la ronde des vertus tenaient le monde debout.
On tentait bien avec une réelle bonne volonté d’admirer les pâleurs, celle des labours, celle des jachères, celle des chênaies promises, de la rivière et des terres à l’abandon. On avait beau montrer du doigt les lamentations des ceps, les piquets pourris des clôtures, quelques coquelicots au sang noir et les iris fanés sur les tables de communion, tout le monde au fond retenait son souffle, l’horizon s’était dissimulé en arrière du ciel et de la terre.
Le soleil allait revenir, on croyait le savoir, enfin on l’espérait.
Les nuages ont fui, sans rien laisser derrière eux, avant même le lever du soleil qui a triomphé encore une fois. Et le chant des oiseaux a dégrossi le jour. Et toutes les choses ce lundi-là ont retrouvé alentour leur place, leur nom et leur ombre: les iris, les pousses vert tendre du murier, les fleurs de Judée, les échelles oubliées contre les arbres, le lilas neuf, les éclats d’argent dans le lit du Lez, les feuilles du tilleul luisantes de sucre.
Les plaintes se sont tues, les pêcheurs tôt levés ont scruté du pont près de la boulangerie les eaux généreuses du canal de Testoulas, la roue tournait.
Dans l’après-midi, un homme et une femme étaient étendus dans l’herbe les yeux fermés pas loin du Lez, on entendait un peu plus loin un peu plus haut dans les bois les cris d’enfants qui reconstruisaient le monde.

Jean Prod’hom