Obstination et insouciance

Les habitudes qui l’attendent aux portes du réveil, le guettent et le rejoignent comme les chiens leurs maîtres, sans que ceux-ci aient besoin de faire le moindre signe. Elles lestent ses basques et lui imposent assez vite leur lenteur, leur lourdeur, mais aussi leur simplicité. Il y a un certain enchantement d’ailleurs à se frotter les yeux, certain bientôt de ne pas s’être trompé d’univers, vivant parmi les vivants, d’être du jour et de l’heure lus sur l’horloge. Car il ne se trompe pas, on ne le trompe pas, ce n’est pas faux, ce n’est pas vrai non plus, mais disons que l’apothicaire qui s’obstine n’ira pas sans raison à la vagabonde.
Et si ni les circonstances, ni la fatigue, ni le doute ne le talonnent et ne l’aiguillonnent, s’il ne se résout pas, ne serait-ce qu’un instant, à quitter les puissantes abcisses et ordonnées du jour, si aucune divine surprise ne l’amène à se liquéfier dans l’air, à danser dans les brumes matinales, s’il ne bat pas un instant des ailes, s’il ne prie pas le Dieu absent, que te dira l’intègre, l’indemne, le muet aux portes du sommeil?
Faut-il dès lors se faire le prosélyte de l’insouciance, en prêcher la doctrine pour arracher aux ornières du sérieux quelques morceaux de déraison? Le coeur de notre esprit devrait-il balancer entre le sombre accablement auquel mènent les plans de la prévoyance et l’immanquable déroute à laquelle conduit l’usage des facilités? Non! Choisir l’un ou choisir l’autre ce serait aller vent arrière, tête baissée et yeux fermés comme des bêtes, insouciantes ou obstinées c’est du même.
Ce sont dans les ornières creusées par ses pas que l’obstiné, les poings dans les poches, aperçoit l’eau capricieuse, les étoiles et la blancheur du ciel d’été. C’est alors qu’entre deux labours il s’assied sur une vieille souche gainée de mousse, sourit ou pleure.
Existe-t-il une philosophie pour dire cela, une philosophie grise, grise et brillante, une philosophie du milieu? qui raconterait les reflets de l’insouciance dans les boucles, les creux, les travers, les impensés de la raison? Et qui nous apaiserait? Une philosphie de l’art qui ferait de la flaque dans l’ornière son petit dernier?

Jean Prod’hom

Dimanche 5 avril 2009

L’enfant tire délicatement à gauche puis à droite les rideaux de l’une des fenêtre de sa chambre qui donne sur la place. Il est debout sur son lit et aperçoit l’arrivée des roulottes, ses parents dorment encore. Les curieux s’approchent et se glissent entre les caravanes multicolores, c’est jour de printemps, c’est aussi jour de fête. Pas de bruit dans la chambre sinon le bruissement sur les draps des rêves de l’enfant unique qui a collé son visage à l’un des carreaux de la fenêtre. Des images, les images d’un rêve, Starlight, Fellini, Knie et Jacques Tati. Plus haut le ciel bleu, plus loin le lac d’huile.
On treuille les armatures de fer, on décharge et transporte les praticables, on suspend les toiles, on pend les projecteurs. Ils sont venus de Mongolie, de France, de Suisse, d’Autriche, du Jura. Ils sont habillés de gris, bobs et marcels, ils ont le visage fermé de ceux qui n’ont pas une minute à perdre, la concentration des professionnels d’avant les coups de main, ils parlent toutes les langues.

Pour deux jours, deux heures de fête sous un chapiteau, des artifices en rafale, des rires, des exploits dans la nuit, des lumières, des tromperies, des mensonges. Des couleurs et du feu dans une cloche de toile.

Mais sitôt la dernière représentation terminée, quelques secondes à peine après les derniers applaudissements, le prestidigitateur tire la chevillette et la bobinette cherra. La lumière fait violemment irruption tout en faut de la tente, le voile littéralement se déchire. En quelques minutes la coque du songe s’est refermée, on démonte. Pas de temps à perdre, on roule les toiles en silence, on aligne les tubulures, on ramasse les ordures, tous, artistes, Chinois, Autrichiens, Jurassiens, Canadiens. Demain lundi c’est jour de congé. Moutier mardi et mercredi. Puis Laufon, et ainsi de suite.

Des mères et leurs enfants s’attardent bras ballants sur ce champ de ruines. Quelque chose s’est écroulé. Si vite. Les visages des jongleurs, des ouvriers qui s’affairent et des deux clowns tristes qui se sont moqués du monde tout à l’heure sont fermés comme les battants des fenêtres l’autre matin, dans la chambre de l’enfant.

Jean Prod’hom

XIII

Je suis assis sur le banc au crépuscule, je m’y plais; une chatte blanche vaque un peu plus loin près de la lisière, elle chasse une taupe dans le pré fauché. J’aperçois un homme qui revient du travail. Il sort de son 4×4 et hèle petite voix douce l’animal.
– Minette, minette!
Mais la minette ne lève pas les yeux, il lève alors le bras et fait le geste sans équivoque du dresseur de fauves qui sait se faire obéir. Le chat ne bronche toujours pas et poursuit sa battue. L’homme hurle, une fois, deux fois, rien n’y fait, alors il crache.
Je me lève et m’éclipse. Pas compris.

Jean Prod’hom