Le printemps 2

Alors qu’elle taillait les rosiers de son jardin, la vieille femme qu’il alla voir lui confia après qu’il eut tenté en vain de lui raconter sa nuit et sa matinée:
– Sache que le pire a toujours déjà eu lieu et que le déni de cette vérité est pire que le pire. Tu le sais depuis longtemps déjà, ajouta-t-elle. Souviens-toi de cette nuit que tu m’as racontée et au cours de laquelle, assis face à cette table de douanier, tu as songé mettre fin à tes jours? Ce dont tu essaies de me parler a déjà eu lieu cette nuit-là. C’est le déni, reprit-elle après un long silence, c’est le déni qui fait de la réalité du mal et de la souffrance le mal des maux.
L’homme quitta la vieille dame. Il crut comprendre alors que ni lui ni les autres ne parviendraient jamais à leurs fins. Il se mit à regretter Dieu. Un instant seulement, parce qu’il eut la certitude que Dieu n’avait pu aller au bout de son projet, qu’il avait réglé incomplètement la question du mal et de la souffrance. Et que devenue trop embarrassante, il l’avait abandonnée aux hommes en leur livrant son fils.
Pourrai-je dès lors supporter ce que Dieu m’a laissé? Me sera-t-il possible de me soustraire à cet héritage?

Jean Prod’hom

Dimanche 29 février 2009

Sur le chemin du retour, l’homme songea qu’il lui faudrait désormais ménager une demeure à la souffrance qui habite le monde et qu’on lui avait appris à maintenir à l’écart, les yeux fermés. Il décida de lui offrir cette demeure et de lui octroyer chaque jour, chaque semaine, chaque minute qui lui restait à vivre la place qu’elle exigeait, et il conçut le projet de tenir sa promesse.
Il eut à cet instant le sentiment de revivre seul ce que tant d’autres avant lui avaient vécu en groupe, qu’il allait répéter un geste qui avait déjà eu lieu mille fois et qu’il avait exécuté lui-même tout au long de sa vie, mais à son insu.
Sur le chemin qui le ramenait vers les siens, il lui sembla comprendre en outre ce que les hommes complotaient lorsqu’ils se réunissaient dans les rituels étranges, variés, colorés dont on lui avait parlé ou auxquels il avait assisté: ils éloignent, pensa-t-il, – un peu mais pas trop – la souffrance qui nous échoit de par notre condition de mortel, lui ménagent la place dans laquelle ils voudraient tant qu’elle se niche et se taise, une fois pour tout. Le projet de l’éradication totale du mal et de la souffrance qui constitue le coeur de la pensée de l’homme – quand bien même serait-il le seul possible – est cependant un projet vain. Il se souvint d’avoir lu, distraitement, quelques pages de Kierkegaard à ce propos.
Il parvint au chemin qui montait en pente douce jusqu’à la propriété, il aperçut un pic-épeiche rouge sang s’enfuir à la verticale au faîte du chêne, il entendit les poules se réjouir de la terre amollie. Il s’assit sur le banc rouge, regarda la tèche de bois, la vigne, les rosiers et le pommier. Il rentra enfin dans la véranda où il rangea quelques outils. Il s’assit une seconde fois, la tête entre les mains.

Jean Prod’hom

Le printemps 4

L’homme retourna un peu plus tard au jardin, rangea derrière le garage les pelles qui ne serviraient plus jusqu’à l’hiver prochain, tailla le pommier en espalier à côté de la vigne, puis rentra deux brouettes de couéneaux qu’il fendit. Il marcha sur la neige, du hangar à la maison et de la maison au hangar, à plusieurs reprises, ses pas faisaient fondre la neige et accéléraient la venue du printemps.
Lorsqu’il eut refermé la porte de la véranda, il entendit au salon sa petite fille qui jouait au docteur, il remonta dans la chambre, s’approcha du lit sur lequel s’était endormie la mère de ses enfants, s’y assit. Il aperçut sur l’écran des deux fenêtres qui donnaient au sud deux jeunes garçons qui roulaient à bicyclette dans le champ de neige. Malgré les fenêtres fermées, il les entendit rire aux éclats sous le soleil. Il reconnut le rire de son fils
Dans la chambre d’à côté, la fille qui avait tant souffert la veille ne souffrait plus. Le médicament avait chassé l’hôte indésirable qui s’était retiré on ne sait où, comme se retirent les chats dans les recoins des maisons, pelotonnés dans un nid de vieux tissus, les yeux à demi fermés. Elle lisait mot à mot un récit de fantômes. Elle l’ignorait encore mais le saurait bientôt, les fantômes n’habitent pas seulement le livre qu’elle tenait dans les mains, mais chacun des livres qui lui étaient promis et qui l’attendaient dans la bibliothèque.
L’homme s’y rendit sans un bruit. Il s’assit face à cette table qui lui rappelait une autre table, une table sur laquelle il s’était accoudé autrefois, une table de douanier devant laquelle sa vie aurait pu basculer. Il y demeura, la gorge nouée encore par la souffrance de l’enfant.
Le printemps est gros de toutes les saisons.

Jean Prod’hom