Histoire de l'art 5

Affranchis de la morale qui fait si souvent de ceux qui bâtissent des amis des princes, Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset ont ouvert leurs arches aux emmurés de Lascaux aux crustacés, aux centaures, aux vertébrés, à ceux d’avant et à ceux d’après, aux domestiqués, aux chimères, aux sirènes, aux hommes, et révélé leurs secrets.
Leur bestiaire dérange d’abord, viscères et carapaces, cartons et rebuts, débris de la vaisselle du monde, excroissances, tubulures, contenants, rien de ce dont nous sommes faits ne nous est épargné. Puis le cheval, l’éléphant, l’autruche, la vache, la grenouille et les autres – en pièces – se dressent comme au premier jour, c’est-à-dire une deuxième fois: en pièces et sur pied, locataires d’un quasi-monde qui obéit aux lois du nôtre, semblable au nôtre, semblable ou presque: la précarité, la gravitation qui règne sur les graves, le principe d’identité, le travail de l’ombre, les vertus, les dieux, l’existence des tables et des cuvettes, l’attente, la communication, la magie, le tiers exclu, l’incompréhension.

Un éléphant avance tête baissée, bâti de mémoire, la tête dans le sac, bâti de bric, bâti de broc. Le cornac ne cesse de surveiller sa monture, la scène dure, tous les deux nous tournent le dos.
Bernardo de son côté a beau faire face, il a beau nous regarder continûment, jour et nuit, il ne voit rien, pas plus qu’une bête ou une ombre. Bernardo est celui que nous sommes lorsque nous ne sommes rien, Bernardo est un oiseau blessé.
Le cornac et sa monture, le cavalier et la sienne, Bill & Co, Jeannette et Igor, tous les autres, pris dans ce qu’ils font et ce qu’ils sont, ignorent ce qu’ils font et ce qu’ils sont comme nous ignorons ce que nous sommes et ce que nous faisons. Forclos dans leur mandorle, ils s’offrent à nous, si bien que nous les voyons comme jamais nous ne nous sommes vus. Ils retrouvent un instant leur mystérieux quant-à-soi et témoignent depuis là-bas de ce que nous sommes ici et que nous ignorons.

Voici le monde et ses échafaudages, le monde qui est et le monde comme il s’est fait, le monde et sa représentation, de ce côté-ci et de ce côté-là, les choses et leur milieu, le voyageur et son ombre, Romain et le cornac, Geoffrey et Bernardo, la vache et l’oiseau blessé, l’autruche et le chant du coq à midi.

Jean Prod’hom

Dimanche 25 janvier 2009

Il veut le plus gros morceau le grand à Edgar, être le dernier couché, il veut de l’argent, il veut ce que les autres ont, il ne s’étonne pas du fait que l’autre manque de tout, et lorsqu’on lui propose d’en tirer les conséquences, de quitter la maison et de se rendre dans le monde pour raffler la mise ou faire les 400 coups, il tremble: il y a trop de choses qu’il ne connaît pas.
– Je veux rester avec vous, qu’il dit, nous grossirons ensemble et nous absorberons tout, gardez-moi! on remplira nos armoires et nos buffets, les livres de souvenirs. C’est seulement lorsqu’il n’y aura plus rien à craindre hors nos murs, que tout sera dans nos meubles, que je vous quitterai et rejoindrai le monde, un monde vide et sans danger.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 4

Il fallait faire voir à nouveau les aurochs, les chevaux, les licornes et les cerfs, relégués deux fois dans la nuit de Lascaux par des hommes devenus aveugles. C’est à cette tâche que se sont attelés Geoffrey Cottenceau et Romain Rousset.

Enfant, je croyais que l’édification de la cathédrale de Lausanne n’était pas achevée et que le maître d’oeuvre des travaux en cours était un certain Monsieur Belet. Je l’ai cru jusqu’à ce qu’on m’apprenne que le nom de Belet, écrit en lettres jaunes et capitales sur de larges pancartes bleues fixées à des tubulures d’argent, désignait en réalité une entreprise d’échafaudages sur lesquels des tailleurs de pierres sciaient des blocs de molasse frais pour les substituer aux blocs de molasse mités. Les travaux ont duré plus de 20 ans. Je sais aujourd’hui que l’enfant que j’étais avait vu juste: nos cathédrales sont vivantes.

Pour exciter l’étonnement, il faut enlever les échafaudages lorsque la maison est construite conseillait Nietzsche en 1878 à ceux qui bâtissent (Le Voyageur et son ombre, §335). Il poursuit:
Le parfait est censé ne s’être pas fait. – Nous sommes habitués, en face de toute chose parfaite, à ne pas poser le problème de sa formation: mais à jouir du présent, comme s’il avait surgi du sol par un coup de magie. Vraisemblablement, nous sommes là encore sous l’influence d’un antique sentiment mythologique. Nous subissons presque encore la même impression (par exemple devant un temple grec comme celui de Paestum) que si un beau matin, un dieu avait, en se jouant, bâti sa demeure de ces blocs énormes: ou plutôt, que si une âme avait soudain pénétré par enchantement dans une pierre et voulait maintenant parler par son entreprise. L’artiste sait que son oeuvre n’aura son plein effet que si elle éveille la croyance à une improvisation, à une miraculeuse soudaineté de production, et ainsi l’aide volontiers à cette illusion et introduit dans l’art ces éléments d’inquétude enthousiaste, de désordre aux tâtonnements d’aveugle, de rêve qui cesse au commencement de la création, comme un moyen de tromper, pour disposer l’âme du spectateur ou de l’auditeur en sorte qu’elle croie au jaillissement soudain du parfait. La science de l’art doit, comme il s’entend de soi, contredire de la façon la plus expresse cette illusion, et démontrer les conclusions erronées et les mauvaises habitudes de l’intelligence, grâce auxquelles elle tombe dans les filets de l’artiste (Humain trop humain, §145).

A l’époque de la peinture pariétale, balayait-on tous les soirs à 17 heures les sols peu pratiques de Lascaux? Ravalait-on tous les dix ans ses murs? Lascaux est un chantier sans fin comme le monde une création continuée. On n’aurait jamais dû fermer Lascaux!

Nietzsche ajoute:
En outre: tout ce qui est fini, parfait excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’oeuvre de l’artiste comment elle s’est faite; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de sciences. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison (Humain trop humain, §162).

Nietzsche ouvre, avec d’autres, une autre époque de l’art.

Jean Prod’hom