Dimanche 18 janvier 2009

Le soleil qui se cache depuis une petite éternité se serait-il imposé que je ne l’aurais pas remarqué.
Depuis quelques jours en effet pèse sur ma tête un couvercle dont je suis incapable d’alléger la pression. J’ai beau faire, mais j’ai tant à faire que le tas imaginé des choses à faire ne se réduit pas: j’enchaîne donc les tâches. Mais avant même d’en terminer avec celle qui m’occupe – sans même lever les yeux – j’en aperçois des légions qui viennent de partout, qui attendent et s’impatientent aux quatre coins de mes journées. Je suis à la presse, je ne vois pas le bout, tout reste à faire. Je désespère gouverné par le sentiment que je ne parviendrai pas à prendre l’altitude nécessaire et accéder à la paix qui nous échoit lorsque les choses pour lesquelles on s’est engagé ne sont plus à faire. Incapable de prendre une sage décision, je m’obstine avec la certitude sacrilège que je vais réussir là où Sisyphe a échoué.
Je sais pourtant qu’un rien pourrait réorienter mes efforts et faire revenir le soleil. Je sais également qu’il n’y a qu’une différence minime entre l’homme botté de plomb coiffé d’un couvercle et l’homme à la tête nue qui surfe sur une assiette. Je m’interdis pourtant ce second sacrilège qui consisterait à forcer le passage de l’un à l’autre.
Je travaille donc, mets à jour ce qui encombre mon bureau. Honnête je ne glisse rien sous le tapis. Il me faut simplement patienter, quelques jours encore – jusqu’au printemps? Je profite de tous les moments qui m’éloignent un instant de ce petit calvaire ordinaire pour respirer, faire du feu dans le poêle, remplir la machine à laver la vaisselle, préparer une salade, rouler jusqu’au Mont, écrire ces notes, jouer avec les enfants, regarder les actualités, dormir…
Je soupire et sourit, mine de rien j’ai abattu un gros travail, il est 21 heures 30 et je vais me coucher. Pour être en forme demain matin lorsque je rejoindrai l’atelier de Sisyphe.

Jean Prod’hom

Histoire de l'art 3



A qui s’adresse l’homme lorsque il lève les paupières? Je n’aperçois aucun mouvement sur ses lèvres et pourtant, je le sais et je m’en souviens, il n’est pas seul.
Personne n’a décrit à ma connaissance la nature étrange du discours que les hommes tiennent à l’aube. La nature de ce discours ne s’y prête pas, il s’interrompt et part en fumée à l’instant même où l’on tente de le passer au feu du langage, sa teneur demeure insaisissables, en deça de toute articulation linguistique. Situer sa source et sa destination est au-delà de notre raison puisque l’une et l’autre, séparées par trois fois rien – à peine une césure, moins qu’un respiration – se confondent.

Chaque matin au réveil, avant de rejoindre la communauté de ceux qui parlent, nous nous arrachons au gouffre insensé de l’immédiat pour assurer notre survie en installant dans et par un rituel fruste la matrice essentielle de nos échanges prochains. Je ne sais rien des origines de ce qui se présente comme une double voix, à peine perceptible, je la sais aux sources de ma représentation du monde.

A l’aube, l’un souffle – dedans ou dehors je ne le sais – quelque chose comme une bouffée de sens. Avant même que celle-ci ne se dépose ou se mêle à ce qui l’entoure, l’autre qui m’habite lance une seconde bouffée. Toutes deux ne tardent pas à s’enchevêtrer pour laisser place à une troisième. Les bouffées se succèdent à une cadence qui surprend. C’est ainsi que l’on s’installe aux lisières du jour.

Le sens prend au commencement l’allure du delta du Pô, mille voies d’eau issues d’une même source pour la naissance d’un lac immobile. Le monde surgit là, à peine monde, visage peut-être, creusé par le chant d’une double voix. Survient l’autre, né comme moi dans un delta, tout s’arrête, les cloches sonnent, c’est la fin des laudes, les rôles sont répartis, on distribue les tours et les gains. Nous entrons dans le temps partagé du monde, chacun son tour, toi puis moi.

Comment saisir le monde qui se lève sans lever les paupières avant lui et souffler les braises de la nuit? Demain à l’aurore, à nouveau l’un et l’autre, rappelé par le chant du coq au milieu du chemin, ils peindront les aurochs, les chevaux, les licornes et les cerfs qui ont fui Lascaux.

Jean Prod’hom

Catéchisme au collège Archimède



Nous rappellerons chaque jour à nos élèves que la loi du moindre effort est une loi sacrée dont l’application obligée conduit chacun d’entre nous à l’allègement de son fardeau ou à l’augmentation de ses peines. Rien ne se fera sans elle ni sur les pentes du mal ni sur celles du bien, foi de charbonnier.

Tu ne cesseras pas de chercher des raccourcis pour rapprocher les fins, des martingales pour faire fortune, des remèdes pour abréger les souffrances. Tu étudieras pour éviter de devoir répéter l’ensemble des expériences de l’humanité et pour pointer présent au bout du temps. Tu iras à l’école pour quitter ta famille en un temps raisonnable. Peut-être n’aimeras-tu qu’une femme? Tu obéiras servilement, comme tout le monde, à la loi du moindre effort.
Mais tu apprendras la contrepartie de cette loi: son application aveugle et immédiate mène aux enfers, celui qui cède à ses séductions sans honorer les conditions de son exercice est condamné aux travaux forcés, Sisyphe ou charbonnier. En souhaitant trop vite n’avoir rien à faire, tu te retrouveras au premier rang le matin à transporter le charbon; le soir, noir de suie, tu marcheras seul et fourbu dans l’air glacial de l’hiver. Tu prendras conscience alors que son application heureuse nécessite des efforts immenses. Cette loi n’équivaut pas à l’abandon de l’effort, mais à son culte.
En définitive tu veilleras à ne pas perdre de vue une ou deux choses que tes parents t’ont chargé de remettre à tes enfants: quelques sous, de l’amour et des lumières.
Regarde l’homme de pierre dans la cour, c’est l’inventeur du levier, oisif aujourd’hui, il a su, grosse tête et corps chétif, déplacer des montagnes.

Jean Prod’hom