Histoire de l'art 2

Aurochs, chevaux, licornes, cerfs,… relégués deux fois dans la nuit de Lascaux.

« Que meure avec moi le mystère qui est écrit sur la peau des tigres » confie Tzinacán, le mage de la pyramide de Qaholom à José Luis Borges, après de longues années passées dans les ténèbres d’une prison à apprendre l’ordre et la disposition des taches du félin.

Et là-haut, mille oiseaux en formation qui fendent le ciel, ils ne voient ni leurs ailes ni le coin qui s’enfonce dans les nuages. Eux, le jour, la nuit c’est tout un. Il a été donné à l’homme seul de distinguer l’eau, le ciel et la terre, sans qu’il n’en récolte autre chose que des peines et le regret continu de n’être né ni oiseau ni tigre ni aurochs.

Lorsqu’il voit double, l’animal perd la faible raison qui le conduit tout au long de sa vie, sans jamais accéder à une vision d’un type supérieur, il est vraisemblablement ivre. La double fermentation du vin n’offre pas la double vue, il n’en va pas autrement pour l’homme.

Celui qui a pleuré à l’aube lorsqu’il a vu un passereau blessé au bord du talus, près du coquelicot, celui qui a levé ses yeux égarés, à midi, lorsque le chant du coq déchire la campagne déserte et rappelle l’homme à son destin, se promettent d’y voir plus clair un jour et de faire la lumière sur ce qui est. Se succèdent silencieux les matins et le bonheur tremblant de l’immédiat.

Qui n’a pas vu double n’a rien vu,
mais qui est assuré d’avoir vu double? Le sens des aphorismes calligraphiés sur les murs des maisons à l’abandon reprennent vie chaque matin. On peut demeurer engoncé toute une vie dans l’immédiat avec le sentiment pourtant d’avoir vu double.

Le monde naît d’une berlüe, celle de l’avoir vu double, d’abord de ce côté-ci ensuite de ce côté-là. Deux mondes ou deux ombres. Ne le contrarie pas! S’il perd son unité, s’il perd un peu de la lumière, de la hauteur et de la profondeur que l’homme lui prête pour mieux s’en débarrasser, il retrouve le silence d’où il provient, un silence qu’il te demande non seulement d’accepter mais dont tu devras témoigner. Si tu le veux vivant, ne tente pas de réunir le monde que tu as vu double, laisse le silence faire son oeuvre, c’est à lui que revient la tâche de sertir ce qui est séparé et de lui offrir un instant l’apparence de l’unité. Sommes-nous encore dans la clairière ou déjà dans le bois? Les choses perdent leur contour, les lisières se troublent, il est temps d’à peine faufiler le bois avec la clairière. Les grands travaux peuvent commencer, le temps et les moyens nous sont comptés.

Jean Prod’hom

Dans un petit carré de lumière

Autour de midi en hiver, lorsque le soleil vient frapper les lucarnes de nos greniers, des nuées de mouches dont on ignore les lieux de retraite – ou de nidification – font leur apparition sur le mode de la génération spontanée. Elles frottent bruyamment et sans discontinuer leurs ailes contre le verre réchauffé. Personne n’a été en mesure de déterminer précisément l’instant de leur réveil. Elles s’agitent, ivres d’abord elles volettent en tous sens. Epuisées enfin elles rejoignent en chute libre les lames du plancher, grésillent par à-coups plusieurs minutes, elles brûlent leurs dernières forces. Un dernier coup d’ailes, un dernier coup de pattes, elles meurent enfin serrées dans un petit carré de lumière.

Un collègue m’avertit qu’il a retrouvé dans l’une des poches de son ordinateur des photos égarées et qu’il les a fait parvenir à un ancien élève, aujourd’hui en formation professionnelle, qui les lui demande depuis plusieurs semaines déjà.
Le jour même de cet envoi, un e-mail de cet élève m’avertit de la publication dans son album, sur Facebook, d’une photo. Elle met en scène sur les rives du lac Majeur les cinquante acteurs de ce festin sportif. Sous la photo leurs prénoms et leurs noms, détenteurs pour la plupart d’un compte sur Facebook. Je m’y reconnais.
Il aura suffi de quelques secondes à peine pour que le premier des cinquante disparus envoie un message de condoléances. Les bougies s’allument. Et dans les heures qui suivent affluent les messages de la diaspora.
Le feu dure quelques jours, puis les disparus disparaissent, le livre se referme, les bougies s’éteignent. Diaspora.

Fin août 1985 sur la rive gauche de l’Ardèche, au-dessus de Viviers où nous avons dormi. Nous marchons toute la journée et c’est le crépuscule. S’offre alors un spectacle qu’il est difficile d’imaginer: d’innombrables fragments blanchâtres d’une matière indéterminée, déchiquetée et nervée, tournoient tout autour et saturent l’espace. On n’y voit plus rien, ce sont des éphémères. Le ballet dure un instant, dix minutes peut-être, et la nuit tombe.
Au matin, les rives de l’Ardèche sont recouvertes d’un épais suaire à la couleur indécise, détrempé, poisseux: le décor d’un film d’épouvante.

Jean Prod’hom

Rathvel

Enfoncé dans sa cagoule et son bonnet, les yeux fuyants, il a l’allure et la voix sans fond du possédé. Il est seul et glisse sur les pentes du Gros Niremont à Rathvel, de haut en bas et de bas en haut, la raison s’égare à moins. Tiré par l’une des barres d’un T, il ne semble pas à mes côtés, comme s’il avait laissé la plus grande partie de lui-même à la Verrerie où il vit et le solde à La Tour-de-Peilz où il exerce le métier de serrurier. Je me sens tout petit à ses côtés, presque rien: un presque rien à côté d’un absent.
Il me parle alors de ce lieu où il est né il y a une quarantaine d’années et qu’il n’a pas quitté: La Verrerie issue, m’apprend-il, de la fusion de Grattavache, du Crêt et de Progens. Ces noms sacrés qu’ils prononcent réveillent le possédé qui sort de lui-même. Il ne s’arrête plus et, par cercles concentriques, étend sa domination sur le monde. Il égrène les neuf communes du district de la Veveyse et celles qui ont disparu au coeur de la fusion : Attalens, Semsales, Bossonnens, Châtel-Saint-Denis, Granges, La Verrerie – Le Crêt, Grattavache, Progens –, Le Flon – Bouloz, Pont, et Porsel –, Remaufens, Saint-Martin – Besencens, Fiaugères. Le poème terminé il se tait. Quelques mètres encore avant le carrousel des T et on se quitte.
Ces noms font rêver: Besencens, Fiaugères, Grattavache… et la Verrerie, qui abrite un possédé. En moins de huit minutes, ce possédé aura fait d’un presque rien un connaisseur et un inconditionnel de l’un des sept districts du Canton de Fribourg. J’irai visiter la Verrerie.

Jean Prod’hom