Dans une mandorle

Chaque année B glisse dans notre casier de la salle des maîtres un dépliant publié par l’Office fédéral de la statistique (OFS) intitulé La Population de la Suisse. Notez que je ne le lis pas soigneusement chaque année – notre pays est en effet si bien réglé que nous semblons suivre sans broncher la pente calculée par nos offices de statistiques.
Je reçois donc, avec l’année de recul qui convient pour réaliser de tels travaux, les statistiques 2007. Je prends le parti cette année de les lire avec attention. Je me coule un bain et me noie dans les chiffres.
J’apprends tout d’abord que la Suisse compte 34 jeunes gens pour 100 personnes en âge de travailler, alors qu’ils étaient 76 en 1900. A l’inverse, le nombre des personnes âgées qui dépendent de ceux qui travaillent a doublé. Cette inversion ne revient pourtant pas au même, il faut le répéter, nous sommes un peuple de vieux!
J’apprends aussi que l’espérance de vie en 1900, et j’en tremble rétrospectivement, se montait à 49 ans pour les femmes et à 46 pour les hommes. Nous pouvons aujourd’hui, et c’est heureux, rêver à une prolongation, presque une seconde mi-temps.
J’apprends encore qu’il existe plus de Suisses qui quittent leur pays que de Suisses qui y reviennent. Ça n’est pas un très bon signe! Un meilleur? 668’100 Suisses sont établis ailleurs dans le monde!
Quant aux hommes ils se remarient plus facilement que les femmes, je les devinais moins naïfs. Il faut savoir en outre que près d’un tiers des mariages en Suisse sont des remariages, c’est-à-dire des unions où au moins l’un des deux partenaires est divorcé-e ou veuf/-ve. C’est beaucoup et ce chiffre démontre l’obstination de nos ressortissants à persévérer dans un domaine abandonné par beaucoup.
Demeure la pyramide des âges, que l’on croyait stable mais qui n’a plus rien à voir avec les illustres tombeaux construits pour l’éternité. A moins que…
La pyramide des âges en Suisse comme en Europe cache en effet de moins en moins sa vérité mortelle. Elle s’est faite champignon, champignon atomique, qui jette toujours plus haut dans le ciel son large anneau de promesses sombres. L’Europe explose, tous nos vieux – femmes et hommes égaux enfin tous ensemble dans la même mandorle – sont poussés année après année vers le ciel, toujours plus haut, toujours plus nombreux. Assomption!
L’explosion n’est pas terminée, nous sommes à mi-parcours, chapeau pointu. Il nous reste encore quelques années avant que nous ne retrouvions la stabilité d’une nouvelle pyramide, cul par-dessus tête. Il nous faudra alors remettre nos représentations à l’endroit: quelques enfants en haut près du ciel et les vieux en bas, en pagaille près de la terre où on redevient poussière.

Jean Prod’hom

Coup de pouce

Je reçois il y a quelques jours un mail d’un jeune électricien de Genève. Il me prie de retirer du site du Journal de l’Etablissement un texte qui y figure. Pourquoi cet ancien élève dont le nom ne me dit rien souhaite-t-il que ce texte disparaisse du site? Le texte était-il si mauvais, lui rappelait-il de mauvais souvenirs? Je vais immédiatement le consulter et comprends alors la méprise. L’électricien genevois n’en est pas l’auteur!
Il s’agit en fait d’une lettre argmentative écrite en juillet 2003 dans le cadre du Certificat d’études par Jonathan, un excellent élève dont je me souviens bien. Pour la faire figurer sur le site comme exemple, j’avais estimé judicieux de substituer aux prénom, nom et adresse réels qui figuraient en tête de sa lettre, des prénom, nom et adresse fictifs.
Par un pur hasard j’ai choisi ce jour-là un prénom et un nom que portait déjà un adolecent genevois bientôt électricien.
Celui-ci n’avait donc jamais été un élève du Mont-sur-Lausanne. Quant à l’adresse mentionnée en tête de la lettre, elle aurait dû lui suffire, au risque de se compter parmi les fous, pour ne pas faire de lui-même un autre…
C’est en recherchant les occurences du prénom et du nom des deux homonymes sur Google que j’ai compris peut-être l’intention de l’électricien genevois. Google place en effet en tête de sa liste de résultats la lettre argumentative de l’élève fictif du Mont-sur-Lausanne – et non pas les coordonnées de l’entreprise d’électricité que met sur pied le jeune loup de Genève. En me priant de retirer cette lettre qu’il savait ne jamais avoir écrite, l’électricien genevois espérait que je lui libère la première place et offre à sa nouvelle entreprise un avenir dégagé de toute ambiguïté.
C’est ce que j’ai fait sur le champ. Laissons vivre les petites et moyennes entreprises!

Jean Prod’hom

Souhaitable

– L’école demain?
– Et bien pêle-mêle je te répondrai qu’il serait souhaitable que chaque élève dispose d’une boîte dans laquelle, pour ne pas se perdre, il regroupe quelques objets ramassés au bord du chemin, rencontre un jour celui qu’il n’a pas choisi, citoyens tous deux demain, non pas pour en faire un ami, mais pour mieux comprendre ce dans quoi nous avons été précipités, cède sa place chaque fois qu’un autre prend le risque de dire ce qu’il a à dire, use de la liberté ailleurs que dans le choix de ses chaussures ou d’une boisson, ait l’occasion de rencontrer la loi, possède quelques objets qui survivent plus de quatre saisons, s’assure qu’il n’est seul et partage une part de l’imaginaire du monde, suive le chemin imprévisible de la mouche sur la vitre lorsque le printemps revient, aperçoive la porte qui se cache au fond de l’ennui, saisisse que ce que la tradition lui remet est sans prix, dorme les heures qu’il lui faut pour mieux se réveiller parfois à l’aube, ne mange pas seul à midi et le soir, dispose d’un tamis pour distinguer, lorsqu’il le faut, le grain de l’ivraie, apprenne à ne plus craindre ni la nuit ni les carrefours, et quelquefois, les soirs bleus d’été, foule l’herbe menue…
– Halte! ce n’est pas nouveau!
– Et ce ne sont que des mots!

Jean Prod’hom