La ville

A Lausanne l’autre matin, une heure de bonheur!
j’y ai vécu les vingt-cinq premières années de mon existence avant de m’en éloigner pendant les vingt-cinq qui ont suivi. Il m’aura fallu ce détour par le Haut-Jorat pour reconnaître ce miracle que constituent la naissance d’une ville, sa croissance, son opulence et le cortège de ses bienfaits.
Je crois bien que je n’étais pas retourné à Lausanne depuis cette époque, l’esprit libre et par beau temps. Je l’ai retrouvée comme elle était alors, Lausanne est coquette, Lausanne est légère, elle a la tête dans les nuages, l’allure d’une fiancée qui s’émancipe. Je n’y décèle aucune trace de la terre et de la boue sur laquelle elle est bâtie, nulle part. Pas de vert non plus, ni celui des prés qui aveugle, ni celui des sapins en deuil.
Tout y est léger, aux dimensions de notre espèce, noble gris qui respire sous le soleil, rehaussé ici et là par les traces laissées par le pied d’Iris. Et puis là-haut le ciel bleu et froid qui efface les noirceurs de l’homme.
Je remonte dans le brouillard qui ne s’est pas dissipé au Riau, mais je reviendrai goûter à Lausanne, l’esprit libre.

Racommoder hier avec aujourd’hui, puis aujourd’hui avec demain, ainsi de suite? Que de romantisme!
L’aujourd’hui a été mis à notre disposition pour abouter – précipitamment et dans l’angoisse – les morceaux du temps. Et nous disposons pour réaliser à chaque instant de notre vie ce noeud papillon de moins de temps qu’Alexandre lorsqu’il a tranché le noeud gordien.
Pour réduire le risque de cette délicate opération, il convient de faire se chevaucher le plus généreusement possible le passé et l’avenir. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que se distinguent les fous des sages!

Jean Prod’hom

II

J’apprends que la dernière statue équestre de Franco a été déboulonnée à Santander jeudi passé. Mais qu’a-t-on fait du cheval?

Jean Prod’hom

Bellevaux

Le solstice passe et les jours s’allongent. Je songe à l’amie âgée d’un musicien valaisan avec lequel je travaillais à la rédaction d’un ouvrage sur le val d’Anniviers. Je les rejoignais régulièrement dans un appartement sombre de Bellevaux. La vieille n’éclairait pas son appartement, ni en été ni en hiver. Elle m’expliqua qu’une dame distinguée dont elle avait lavé autrefois les draps sales lui avait confié qu’elle était devenue riche – et avait joui d’un coquet succès mondain – au terme de l’accumulation obstinée de menues économies.
Lorsque je lui conseillai tout bonnement de résilier l’abonnement dont elle était la titulaire pour accélérer son accès aux feux de la rampe, elle me regarda les yeux grand ouverts, secouée par tant d’incompréhension. La vieille me fit comprendre alors que cette résiliation l’aurait à tout jamais empêchée de faire ses économies quotidiennes.

L’une a laissé ses ancêtres sur les bords du détroit de Messine, l’autre sur les rives de la Manche, elles m’ont souri vendredi après-midi comme si je leur avais offert une rose.