Lacer ses chaussures

Je l’aurais certes souhaité mais je n’en suis pas capable, pas capable de m’aventurer dans le labyrinthe de réflexions dans lequel m’ont plongé quelques mots et quelques gestes de ma fille ce matin. D’abord parce que ces réflexions ne se sont pas présentées à la queue leu leu, ou deux par deux, main dans la main comme dans les cortèges d’écoliers, mais surtout parce que la question me dépasse de beaucoup.
C’est ce matin un peu avant sept heures, le feu ronronne dans le poêle. Nous nous affairons tous les cinq dans un sain désordre, retenus par quelques fils ténus à la nuit dont nous sortons. J’entends alors dans mon dos: – Je fais une vague, puis j’en refais une avec les petites boucles!
Intrigué par ces mots que Louise prononce comme un sésame, je me retourne et la vois penchée sur le modèle-réduit d’une chaussure; elle tient dans ses deux mains les deux extrémités d’un lacet.
Je comprends alors, ma fille s’initie à l’un des rites majeurs du passage de la première à la seconde enfance: nouer les lacets de ses chaussures. Je la laisse à ses exercices persuadé que l’épreuve de ce matin n’est pas la dernière!
Un peu moins de dix minutes après Louise triomphe: – J’ai fait une vague, puis j’en ai refait une avec les petites boucles! Voilà! j’ai réussi.
Je n’en crois rien! Lui aurait-il fallu moins de dix minutes pour franchir le premier obstacle qui se présente dans la vie d’un enfant aujourd’hui pour être autorisé, chaussé, à aller de l’avant? Incrédule je lui demande de me faire une démonstration, le monde s’ouvre alors sous mes pieds. Louise exécute exactement son sésame: – Je fais une vague, puis j’en refais une avec les petites boucles.
J’avais avec d’autres Cassandres annoncé la disparition tragique du lacet; les enfants de la génération Velcro allaient manquer une aventure inoubliable qui les aurait conduits à la maîtrise d’un savoir-faire emblématique et à la résolution, pour la première fois sans trancher, d’un noeud de vipères.
Je me souviens de cette première aventure de la connaissance dont j’ai été le héros, le désespoir devant cet objet trop complexe, les innombrables obstacles qu’il m’a fallu franchir, mais aussi l’objet qui devient jour après jour plus clair, l’éveil peut-être même à l’idée de modèle, les phrases dont je ne me souviens plus et qui devaient m’aider, les grimaces de ceux qui ont vécu cette aventure avec moi. Le succès enfin! Le sentiment d’avoir réussi un exploit démesuré, inespéré.
Voici que je m’aperçois que les enfants apprennent aujourd’hui non seulement à exécuter ce geste, mais disposent encore d’une technique belle et simple qu’on m’avait cachée. Je me sens grugé…
Un instant seulement, car si je suis convaincu que l’exécution de la vague ou de la tresse comme je l’appelais, renvoie à une opération et à des gestes identiques, je devine par contre une irréductible différence dans la suite: Louise répète strictement l’opération initiale si bien que la fleur est là avant son épanouissement: elle papillonne selon un modèle.
Il n’en va pas de même pour moi, en 1960 à Riant-Mont 4. Assis dans le corridor, j’avance comme un chasseur, je prépare un collet à arrêtoir, l’étrangle avant de glisser la pointe dans un fouillis obscur avant de saisir une boucle naissante, lui donner de l’ampleur. Mon papillon est né de l’obscurité.
Je dois le dire, mon aventure vaut la sienne. Mais les rites, les mots et les méthodes qui m’ont permis et lui permettent d’aborder la terre, de l’entamer pour en faire partie, ne relèvent pas de la même épistémologie, et si ma fille et moi avons commencé et terminerons identiquement notre vie intellectuelle, vague, tresse et papillons, nous n’irons pas par les mêmes chemins.

Jean Prod’hom

Silence



Au terme d’une analyse du texte de S paru avant-hier sur le blog11, qui raconte l’héroïsme ordinaire de cinq adolescentes, je prends conscience à près de midi que le clapotis qui agite l’estomac des élèves est sur le point de submerger mes commentaires comme une marée d’équinoxe. La déception guette. Je comprends même qu’il y a urgence et qu’il me faut faire vite quelques chose si je ne veux pas que la demi-heure qui nous reste ne passe dès à présent au bilan des pertes.
Je me tais donc séance tenante. Dans ces circonstances, le silence est un opérateur redoutable: j’aperçois les élèves redresser le buste, les sourcils se lever. Je maintiens l’instant à bonne hauteur pendant un temps qui apparaît à certains comme l’image exacte de l’éternité. Il me faut une pincée de courage et beaucoup d’obstination – ce n’est pas si simple de suspendre nos actes lorsque quelque chose se défait et laisser, encalminés dans le pot-au-noir, la main au silence.
Je tiens donc le coup et complète leur stupeur en les obligeant à disposer sur le champ de la liberté pour réaliser, seul ou avec d’autres, quelque chose qui trouve son sens dans ce qu’on vient de voir. Je me retire ensuite du devant de la scène, m’assieds derrière mon bureau et boutique.
Leur stupeur double d’intensité et le silence d’épaisseur avant que tout ne bascule de leur côté. Il ne faudra en effet que quelques secondes pour qu’un premier groupe s’agrège, puis un second. Tous les élèves, debout ou assis au coin d’une table, parlent, négocient, rient, proposent…
Un élève interrompt la rumeur, irrépressible, qui gonfle.
– Monsieur, on a le droit de …
Je l’interromps avant qu’il ne termine, craignant que la réponse circonstanciée qu’il attend ouvre la voie à mille autres questions du même acabit – je sais l’affaire – et entame leur liberté.
– Désormais, sachez-le, je réponds par un oui à toutes vos questions!
L’oeil encoquiné de certains m’avertit que je ne perds rien pour attendre et que je pourrai regretter ma réponse. Je ne bronche pas si bien qu’ils reprennent leur commerce et leurs négociations.
La demi-heure a passé dans la colonne des gains et a ouvert un imprévisible horizon. J’entends alors un clapotis, c’est mon estomac qui m’appelle à d’autres réjouissances, il est midi.

Jean Prod’hom

Patchwork



Fin de journée en eau de boudin, carottes rouges et poireaux. Ce que j’ai mis en place est un peu juste, un rien a fait vaciller une architecture fragile. C’est bien sûr à cause des autres, les temps sont pourris, je suis le mal aimé, d’ailleurs c’est bientôt la fin du monde…
Les dix minutes qui suivent la fin des cours, je les passe seul et épuisé dans la salle d’informatique, en compagnie des quinze ordinateurs qui ronronnent; les mots bienveillants d’un collègue finissent de me remettre la tête d’aplomb, mais je ne suis pas en mesure d’exiger de mon esprit qu’il mette de l’ordre dans les quelques pensées qui m’ont accompagné ce matin et cet après-midi tandis que je traitais de la syllabation, que j’évoquais Balboa découvrant le Pacifique ou que les élèves inventoriaient les désignations du Grand Meaulnes.
J’aperçois, je ne sais où dans cette salle déserte, pêle-mêle, des morceaux de réflexion, des lambeaux de pensées,… et quelques pépites pour survivre et ne pas désespérer complètement, les satisfactions paradoxales que m’apporte l’enseignement de la syllabation et des accents, les lignes sur le tiret dans le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon et la délicate question de l’accord du participe passé des verbes conjugués avec l’auxiliaire avoir, qui apporte tant de plaisir à Pascal Quignard lorsque leur complément est un nom féminin.
J’aurais tenté – si les précautions matérielles de l’ingénieur avaient été à la hauteur des ambitions pédagogiques de l’architecte – de mettre bout à bout tout cela, à quoi j’aurais ajouté pour border le patchwork de ma difficile journée la liste des problèmes de peu d’envergure que je rencontre chaque jour et qui ont fait de cette fin d’après midi quelque chose comme la fin du monde, bien sombre si je ne l’avais sauvée en soirée par la découverte sur mon ordinateur de la combinaison-clavier du tiret.

Jean Prod’hom