Dimanche 7 décembre 2008

A Arthur, si jeune, qui me l’avait demandé il y a quelques années, j’avais dit en balbutiant mon pressentiment – écrit le soir même. L’homme qui meurt va rejoindre les fragrances des lilas et des acacias, les mille souffles qui éloignent la touffeur de l’été et toutes ces petites musiques qui rappellent ce qui n’est plus.
Il n’avait pas semblé comprendre exactement, mais il avait paru se satisfaire de la manière avec laquelle j’avais cherché ce jour-là à frayer un passage du côté de ce que nous ignorons, entre ronces et prés, et il est resté à mes côtés.
J’entends quelque chose de ce chemin dans les premières pages du chapitre IX du
Grand Meaulnes que j’ai relues hier après-midi sous le soleil froid de l’hiver. L’obscurité croissait

Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté dans l’ombre ; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois ; puis elle s’arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d’eau. Un ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette époque le courant était si fort que la glace n’avait pas pris et qu’il eût été dangereux de pousser plus avant.
Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, très perplexe, se dressa dans la voiture. C’est alors qu’il aperçut, entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient la séparer du chemin…
L’écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés :
« Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nous n’irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés ».
Et, poussant la barrière entrouverte d’un petit pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l’herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine… Il la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture ; puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui était celle d’une maison isolée. Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la fois… Enfin, après un dernier saut du haut d’un talus, il se trouva dans la cour d’une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son têt. Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur.
Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait aperçue était celle d’un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se leva et s’approcha de la porte, sans paraître autrement effrayée. L’horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept heures.

Il n’est pas sûr qu’Arthur, jeune encore, comprenne mieux aujourd’hui ce que j’espère être en mesure de comprendre un jour.

Jean Prod’hom

Lipp et Genevay

Les fossoyeurs sont à la tâche dans le canton de Vaud, on nous demande en effet d’enterrer une certaine manière d’enseigner le français. L’entreprise de renouvellement, qui a débuté avec Maîtrise de français en 1979, va s’interrompre au cours de cet hiver.
La Direction générale de l’enseignement obligatoire du canton de Vaud a demandé aux établissements scolaires du canton de décider dans les jours qui viennent de la prochaine ligne de matériel qui sera désormais utilisée dans nos classes. Les discussions vont bon train. Nous avons à choisir entre deux collections, françaises toutes deux. Beaux livres, belles brochures dont nous saurons à coup sûr disposer. Ces ouvrages font l’impasse pourtant sur l’observation fine que nous proposent depuis près de trente ans Lipp, Besson, Genevay, Genoud, Nussbaum et leurs successeurs.
C’était hier à midi à la salle des maîtres, des collègues évoquaient les difficultés de certains élèves à analyser le groupe la tienne dans:

Marthe, Louise a perdu toutes ses bagues, tu as de la chance, la tienne est à ton doigt.

Hésitant, je demande ce qu’il en est.
– Un pronom possessif!
Chacun opine; c’est en effet l’analyse que propose le ministère de l’éducation nationale française – je suis allé voir – dans son Bulletin officiel spécial (6) du 28 août 2008. Mais cette appellation n’est-elle pas réductrice? S’agit-il d’un pronom? En quel sens?
L’analyse que proposaient Genevay, Lipp et Schoeni, conseillés par Huot, Delesalle et Corblin (Français 8e Notes méthodologiques, Grammaire, LEP, 1986, 39–54 ) fait voir ce que nous allons perdre.
Le groupe la tienne est traditionnellement – une tradition vers laquelle nous sommes donc conviés à retourner – rattaché aux pronoms possessifs. Or les deux groupes toutes ses bagues et la tienne ne sont pas coréférentiels, et seul manque dans le second groupe un nom pour le considérer comme un groupe nominal. Les auteurs romands remarquent aussi que le groupe la tienne contient un déterminant comme n’importe quel groupe nominal, auquel il est préférable donc de l’apparenter, d’où son appellation de groupe nominal sans nom réalisé. En résumé, le groupe la tienne contient un déterminant identifiant (la), une suite du nom (tienne) et fait l’impasse sur le nom noyau. Quant au mot tienne, il joue un double rôle: suite du nom bague (nom non réalisé auquel il s’accorde en genre et en nombre) et reprise pronominale du nom Marthe. Il fallait le démontrer!
Cette analyse ne trouvera plus grâce. Son plus gros défaut? N’être indexée que trois fois seulement sur Google?
Il m’a semblé hier à midi que l’affaire était donc jouée, que le tournant avait été pris et que nous retournions d’où nous venions. On s’y fera en peu de temps, j’en suis sûr. Et puis, ce que nous allons perdre peut-être du côté de la finesse sera compensé par les bénéfices que nous récolterons: nous vivons la fin de l’isolement du canton de Vaud et de la Suisse romande dans le concert de l’enseignement du français. Ce n’est pas rien! A la vôtre!

Jean Prod’hom

2

J’aurais souhaité ce matin que les reliquats de ma vie, dispersés dans ma mémoire comme les pierres sur un plateau d’un jeu de go, s’organisent et fassent pression pour retenir la machinerie qui terrasse l’avenir, et carillonnent comme les casseroles dans le sillage de la mariée.

Jean Prod’hom