Dimanche 23 novembre 2008



C’est le moment pour moi d’avouer que les manuels scolaires me tombent des mains. D’avoir autrefois participé à la rédaction de l’un d’eux n’y change rien.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé; avant chaque nouvelle année et son cortège de nouveaux élèves, je m’imagine être en mesure d’en faire usage – de quelques-uns au moins. Et puis en août, sitôt que nous entrons en scène, je les regarde méfiant, les écarte de l’avant-scène, les éloigne plus loin ensuite dans les rayons d’une bibliothèque pour ne plus y repenser dès Noël.
Mais je le répète et je le dis tout haut, je n’ai jamais pris la résolution d’y renoncer, les manuels scolaires finissent tout simplement par me tomber des mains. Et il faut savoir que cette affaire n’est pas sans conséquence, elle me prend la tête et beaucoup de mes forces, je crois même que le gros de mon travail en début d’année consiste à penser ou à imaginer le chemin qui m’évitera de toucher aux manuels scolaires.
Et s’ils me tombent des mains, ce n’est pas en raison de leurs qualités – car chacun d’eux en a à revendre – c’est parce que je suis incapable d’en faire un usage efficace, de trouver la distance qui convient pour disposer de leurs trésors et en faire partager les élèves.
Et puis, et surtout, les manuels scolaires me mettent profondément mal à l’aise. Ils sont en effet organisés autour d’une double perversion, celle de toujours cacher leur jeu – mais pas trop pour ne pas perdre l’élève -, et celle d’escamoter l’essentiel – avec la louable intention de le faire découvrir par l’élève lui-même. Qu’on le veuille ou non, c’est la loi du genre!

(La perversion des manuels scolaires, et donc de l’enseignement dans certaines de ses dimensions, trouve une belle illustration dans le film de Marguerite Duras intitulé Les Enfants (1984), « un film comique infiniment désespéré dont le sujet aurait trait à la connaissance ». C’est l’histoire d’Ernesto qui refuse d’aller à l’école parce qu’on y apprend ce que l’on ne sait pas. Ou qu’on y apprend ce que l’on sait déjà.)

Noël approche et les manuels scolaires ne sont plus sur mon bureau, ils attendent un peu plus loin leur exil annuel…
Mais par un hasard ou une ruse de la raison, je crois avoir, il y a peu, dépassé l’aporie dans laquelle je me trouve, surmonté le malaise que j’éprouve.
Depuis août en effet, je travaille avec vingt-six élèves, des élèves vifs à très vifs. Dans l’impossibilité de construire avec l’ensemble du groupe les fondations des trois ans qui viennent, j’ai distribué il y a quelques semaines à chacun d’eux une brochure intitulée Activités en grammaire 7e, avec la fort discutable intention d’occuper l’esprit et les mains de la moitié d’entre eux, à tour de rôle, de les faire patienter donc, pendant que je me consacre à l’autre moitié et à des activités plus louables.
Ils se montrent gloutons sans saisir ce que les auteurs de ce manuel avaient en vue en le rédigeant. Comment les arrêter donc dans une activité qui ne mène nulle part? Tenter de moraliser leurs actions et leur comportement en leur demandant de ralentir, mieux comprendre, s’arrêter, relire,… n’aurait conduit à rien! Les laisser aller sans autre forme de procès eût été une nouvelle perversion ajoutée à celle qui structure ces Activités en grammaire 7e.
Plutôt que de laisser l’élève se faire embarquer dans son sillage, il me fallait donner à l’élève les moyens d’observer le travail de cette perversion. J’ai donc fait ma petite révolution copernicienne.
L’objectif que propose désormais aux élèves, ce n’est plus de maîtriser les contenus que les auteurs ont brillamment mis en scène (subordonnées, relatives, compléments, effacement du sujet,…), mais de dégager et de maîtriser l’architecture de ce manuel, les titres, les enchaînements des parties, les dispositifs proposés, les intentions des auteurs, les implicites, les présupposés, les difficultés des auteurs, les faiblesses, les leurres…
L’élève sera gagnant deux fois, j’en suis convaincu: d’abord parce qu’il aura étudié un type de texte avec lequel chacun d’entre nous a été, est ou sera aux prises pendant plus de neuf ans. Mais encore parce que, pour parvenir à dégager les caractéristiques de ces Activités en grammaire 7e, il aura dû comprendre, passage obligé et autre ruse de la raison, tout ce que l’auteur a voulu lui faire découvrir. Mais l’élève l’aura fait loin des perversions. L’honneur de tous sera sauf, l’élève aura rédimé les perversions du maître.
J’appelle bon manuel scolaire le manuel qui se prête à ce jeu de retournement.

Jean Prod’hom

Trésy des Amoureux



Avec quelques élèves qui ont terminé l’inventaire des prénoms de tous les êtres qui les entourent et qu’ils aiment, j’écoute les noms de lieux que Valère Novarina a scandés en 2007 à l’occasion de l’émission A voix nue d’Odile Quirot.
Me parviennent alors par un canal dont j’ignore le tracé quelques syllabes sonores d’un nom de lieu que Novarina ne dit pas, Trésy des Amoureux.
Je mets ces quelques syllabes de côté et les élèves au travail; casquée comme un pilote long courrier, sous le regard curieux de ses camarades, M égrène le chapelet de prénoms de ceux qu’elle aime et qu’elle a mis en page comme un poème. Pas si simple de donner une allure sonore à cet objet, l’architecture et l’intention manquent encore, mais le texte de Valère Novarina et ce que recèle le nom de Trésy des Amoureux me rassurent.
C’était au printemps 1991, je venais de lire le texte de Jacques-Etienne Bovard sur la Venoge. Nous avions organisé, un collègue et moi, une balade de trois jours sur ses rives, de Saint-Prex à l’Isle en passant par Cuarnens la honte, Nous avions intitulé cette sortie de fin d’année: De l’Enfer au Paradis en passant par Trésy des Amoureux. Trois belles journées, têtes à l’air, dont je me souviens jusqu’aux moindres détails. Et si ceux-ci demeurent vivants aujourd’hui, c’est, je crois, par la grâce sonore de Trésy des Amoureux.

Jean Prod’hom

Dimanche 16 novembre 2008



Le ciel est gris au Riau. Sur la crête du Bois Vuacoz de haut sapins dégarnis jusqu’au cou montent la garde; ils tournent le dos au sud et contrôlent l’horizon de l’orient à l’occident. Ils ne voient rien venir et ne s’amusent pas du ruban de fumée blanche qui déroule ses volutes irrégulières en contrebas. C’est la fin des travaux des champs, les tracteurs sont alignés sous les couverts.
Je suis seul à la maison, avec Fleur qui sommeille à mes côtés, et je peine à faire ce que j’ai à faire. Je pense au saint Augustin de Carpaccio, l’oeil fixé depuis quelques siècles sur une réalité que le peintre tente de déchiffrer et à laquelle, plume suspendue, il tente de donner une forme, le saint n’a encore rien écrit. Plus tard peut-être… si le petit chien blanc assis à ses pieds ne le détourne pas de sa tâche et ne l’emmène pas dans les ruelles de Rome ou de Milan.
La fumée blanche a cessé de virevolter, il est grand temps de me mettre au travail. Je prépare le plan de la réunion des parents du premier décembre, transcris le nom des enseignants qui interviennent dans la classe, attribue à chacun un temps de parole, décide de l’ordre de leur intervention. Je diffère encore un instant le coeur de ce que je m’étais proposé de faire… Que vais-je dire aux parents? Qu’attendent-ils? Je sens bien que je me pose les justes questions mais suis incapable de trancher. Je liste donc quelques-uns des points qui animent mon travail et sont susceptibles de les intéresser, les réconforter, les rassurer. J’écris donc sur un bout de papier…

– Agenda, dossier d’évaluation et travaux en cours
– La bonne distance, le nez dans le livre, l’esprit dans les nuages
– Apprendre mine de rien et la loi du moindre effort
– Christophe Colomb, Jules Verne, le manuel d’histoire
– Initiative personnelle et réévaluation
– Extraire, copier, citer, conjuguer les voix, dire, signer, la question de l’identité
– Liberté individuelle et détermination sociale
– Dedans et dehors, ami et collègue, texte et marge

Je m’interromps craignant que la liste ne s’allonge et que je ne sois plus en mesure de décider quoi que ce soit.
Je déciderai demain ou après-demain, c’est à dire au moment voulu. Le ruban de fumée virevolte à nouveau et Fleur frissonne. Il est temps de la faire sortir.

Jean Prod’hom