Comme le Petit Poucet

Notre école n’est pas généreuse en toutes circonstances, ou n’a pas toujours les moyens de sa générosité de principe. Il me semble en effet que le fonctionnement effectif de notre école condamne en quelque sorte l’élève qui n’a pas pris la mesure d’une problématique sérieuse, au moment voulu par l’institution, à y revenir de son propre chef et à l’éclairer de ses lumières intérieures.
Pourquoi? Parce que nous nous méprenons sur la fonction de nos programmes d’enseignement. C’est la confusion en effet entre les prescriptions de ceux-ci et les curricula effectifs de nos élèves, entre ce qu’ils sont supposés savoir et ce qu’ils savent effectivement qui nous conduit à rabattre le temps complexe de chacun d’eux sur le temps idéal qui rythme nos programmes.
C’est l’imparfaite prise en compte par l’institution de la relation de ces deux temps qui amène, me semble-t-il, beaucoup de nos élèves à passer à côté de ce qui est prescrit; c’est ce mécompte qui nous conduit, nous enseignants, à verser avec effet immédiat ceux de nos élèves qui n’ont pas su – au tempo programmé et par la grâce de l’enseignement prodigué – dans le groupe de ceux qui sont supposés savoir. Il n’y a plus qu’un pas pour faire de ceux qui ne savent pas, mais qui sont supposés savoir, des élèves qui savent. Si bien que, trop souvent, tous les élèves, qu’ils sachent ce qu’ils sont supposés savoir ou qu’ils ne le sachent pas, font partie lorsqu’ils accèdent au cycle ou degré suivants au groupe de ceux qui sont supposés savoir. Le pas est franchi, on peut désormais compter les dommages.
Pour illustrer la thèse qui précède, il suffit d’écouter certains de nos commentaires en début d’année.
– C’était au programme et ils ne le savent pas!
Faut-il s’en étonner? Je ne le crois pas, mais il convient de ne pas s’en satisfaire et de construire un dispositif tel que cette distance se réduise au fil des ans et qu’elle tende vers zéro en fin de scolarité. Nous avons en conséquence à cartographier chaque région de la connaissance qui se prête à cette opération et dont nous souhaitons une maîtrise définie – le français notamment. En y plaçant, d’un commun accord et à l’échelle de nos Etablissements, comme les douze stations de nos anciens chemins de croix, les douze carrefours tirés du grand livre de nos programmes.
Rendez-vous obligés, abris lorsqu’on est perdu, toujours là; incontournables haltes pour nos élèves et les chemins divers qu’ils empruntent; haltes maintenues en totale visibilité, de l’élève comme du corps enseignant; lieux à significations denses, racontés, annotés, repris, complétés; lieux toujours déjà visités où celui qui ne savait pas peut à tout moment faire la preuve qu’il sait désormais ce qu’il est supposé savoir, mais lieux d’émancipation aussi d’où l’esprit peut cheminer, dans des régions inconnues de nos programmes et que l’élève devenu adulte aura à cartographier demain.
En continuant à bricoler cet objet qui conjugue les nécessités du programme et les réalités des curricula, j’ai proposé aux élèves ce matin ce que j’essaie de mettre en place depuis quelques années, je veux faire en sorte que chaque élève puisse, comme le petit Poucet, revenir à n’importe quel moment sur ses pas pour faire la preuve qu’il sait désormais ce qu’il était supposé savoir et qu’il ne savait pas au moment voulu par l’institution. Mieux encore, je veux l’encourager à faire la preuve, s’il en marque le désir, qu’il sait des choses bien au-delà de ce que prescrivent les programmes. Ainsi…

Réévaluation
A l’élève qui a laissé apparaître dans les domaines dont je suis responsable qu’il n’a pas atteint, à l’occasion des travaux significatifs, le seuil de satisfaction (4), je fais la proposition suivante:
Tu es autorisé à faire la preuve, tout au long de l’année scolaire mais pas au-delà de la semaine 35, que tu maîtrises désormais ce que tu ne maîtrisais pas lors du travail significatif.
Les réévaluations de la maîtrise de ces objets ont lieu pendant les heures d’appui dans la classe 11.
C’est à toi qu’appartient la tâche de préparer le mode que tu souhaites utiliser pour revenir sur ce que tu ne comprenais pas et me convaincre de tes nouvelles acquisitions.

Initiative
A l’élève qui souhaite, dans les domaines dont je suis responsable, aller au-delà de ce qui lui est demandé, je fais la proposition suivante.
Tu peux, tout au long de l’année scolaire mais pas au-delà de la semaine 35, prendre une initiative et déposer un projet au terme duquel tu veux faire voir ce qui mérite d’être vu mais que l’institution scolaire ne prévoyait pas. Avant de te lancer dans la réalisation de ce projet, il te faudra en négocier les modalités et les conditions de succès.
La réussite de cette entreprise sera reconnue par l’attribution d’un 6.

Dossier d’évaluation
L’élève placera les traces de ces épreuves dans le Dossier d’évaluation.

Jean Prod’hom

La vitrine de nos oeuvres

Deux élèves attentionnés m’envoient au cours du week end un commentaire à la note de l’une de leurs camarades consacrée à la lecture d’un récit terminé il y a peu. Leurs deux textes sont malheureusement minés d’erreurs orthographiques que l’un et l’autre auraient aisément pu éviter s’ils avaient pris un peu de ce temps que Dieu a mis à notre disposition pour ramasser les déchets, les ratés, les coquilles,.. que nous sommes immanquablement conduits à produire dans nos ateliers.
Dans nos cours de récréation aussi où les élèves de la classe 11 sont conviés chaque mercredi matin à collecter les papiers multicolores que leurs camarades abandonnent nonchalamment.
Je décide donc de rayer de mes charges mes bons offices de concierge et de ne pas corriger leurs commentaires, à l’inverse de ce que je fais depuis 15 mois, chaque jour ouvrable, à la réception de chacune de leurs contributions. Et j’édite séance tenante leurs deux commentaires.
Le lundi matin, je fais part aux élèves de ma décision en ajoutant sentencieusement que si le blog est bel et bien la vitrine de l’excellence de leur travail, il peut devenir le théâtre de la transformation de leurs vertus en vices.
Un élève m’écoute tout particulièrement – c’est l’un des généreux commentateurs de la veille; il semble avoir compris le message et semble m’indiquer par un sourire qu’il a décidé à l’instant de prendre en main son destin et la vitrine de ses oeuvres. Je m’en réjouis.
A 13 heures 30 donc, je reçois de l’élève son commentaire récrit à nouveaux frais, des erreurs ont disparu. C’est la démonstration partielle que la question de l’orthographe française ne relève pas de l’orthographe, mais d’une décision éthique.
Des erreurs ont disparu certes, mais pas toutes, de nombreuses erreurs clignotent encore. La partie n’est pas gagnée.
Quant à l’autre commentateur pas de nouvelle!

Jean Prod’hom

Josquin Desprez



Alors qu’un élève relevait – dans la troisième partie du court texte que Jules Verne a consacré en 1883 à Christophe Colomb – la mise en place par le roi Ferdinand du premier service mensuel de transport entre l’Espagne et Haïti, son voisin lève la main et, sans craindre les effets du coq à l’âne, demande si le français d’alors ressemblait à la langue que nous parlons aujourd’hui. Je ne comprends pas immédiatement de quelle langue il veut parler; de celle de Jules Verne? de celle des rivaux français de Christophe Colomb? de celle d’avant?
Je renonce à me perdre en conjectures, et selon le principe pédagogique qui veut que c’est toujours l’occasion qui fait le larron, je décide séance tenante de leur faire entendre d’abord un poème d’amour du treizième siècle, un texte un peu plus tardif ensuite écrit par Jean Molinet, dans lequel on repère aisément les empreintes de notre langue et que Josquins Desprez à mis en musique. Je donne aux élèves une copie du texte avant de leur faire entendre l’enregistrement que l’ensemble Jannequin a réalisé.
Anesthésié par la légère fierté que l’on éprouve parfois d’avoir cru avoir bien joué la partie, mon esprit s’égare et je rêve d’autrefois en cette fin de vendredi après-midi.
En raison du caractère fini de tout ce qui nous advient, je me réveille. J’aperçois alors vingt-six paires d’yeux défaits qui ne me lâchent pas: Josquins Desprez n’a visiblement pas passé!
Je m’étonne et me perds dans d’inutiles explications, dresse un faisceau d’arguments, feins l’étonnement,… Rien n’y fait! Les élèves le disent haut et fort: ils n’écoutent pas cette musique. Pire! ils écoutent tout, sauf cela! Pour faire bon poids, une élève musicienne ajoute:
– Je crois, et j’ai une assez bonne oreille, qu’ils chantaient faux!
J’ai donc tout perdu: les élèves n’auront pas prêté l’oreille à la musique qu’on entendait dans les cours bourguignonnes du seizième siècle ni n’auront prêté attention à ce que le français d’aujourd’hui doit au français d’alors.
Il est 15 heures 30, l’heure de se séparer.
Une élève reste seule en classe. Elle me demande alors:
– Voulez-vous écouter la musique que j’aime bien.
Je n’ai donc pas tout perdu, mais je dois sur le champ commencer mon éducation musicale pour leur faire entendre un jour Josquins Desprez.

Jean Prod’hom