Football

Je regarde parfois les matches de foot de la Ligue des Champions. Avec un double sentiment, celui certes de prendre du bon temps en me retirant, une heure et demie durant, des affaires qui occupent mon esprit – mes inquiétudes, mes projets, mes passions, mes peines,… -, mais aussi avec l’étrange impression de m’écarter de quelque chose d’essentiel, ce qui précisément me constitue. Je me retrouve alors encalminé sur les bas-côtés de la « vraie » vie, prisonnier d’une sotte conviction, celle de croire qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire, et qu’il me faut rester là, médusé, jusqu’à la fin.
Les rideaux se baissent, je me lève alors du fauteuil dans le ventre duquel j’ai vécu, amiotique, amnésique, j’éteins les projecteurs, traverse l’obscurité. Je me réjouis alors du silence dont les plis enveloppent ceux que j’aime, un silence qui tressaille, un silence qui tremble, inentamé, « le silence de quelqu’un qui est sur le point de parler ».

Jean Prod’hom

La honte

Une honte ? Vraiment?
Mais à quel titre, bon dieu, les journalistes se permettent-ils de disqualifier ceux qui se sont livrés corps et âme à leur passion et à celle de leur public? Qui sont-ils? Qui sommes-nous ? Des héros?
De leur côté, à deux pas, les uns jubilent. Les vois-tu? Ils sont dans le miroir et ils te disent avec la naïveté de ceux qui aiment:
– On s’est livré corps et âme! On aurait pu perdre, on a gagné!
Doivent-ils le regretter? Ils ne t’entendent pas, les gagnants font la fête. Applaudissons! Et allons à l’essentiel… là où tout le monde gagne.
Je suis un maître d’école, je fais au mieux, ce n’est pas simple, tu es un élève, tu fais au mieux, c’est difficile. Mais n’est-on pas sous le même toit?
Tu perds la partie, ne sois pas aigre! je perds ipso facto la mienne. As-tu compris?
Tu comprends et tu avances, tu creuses, tu découvres, je te suis, j’ai fait mon travail, tu as fait le tien, personne n’a perdu, on a gagné. Inouï!
Inouï, il existe des jeux où tout le monde gagne et nous le savons désormais.

Jean Prod’hom

Dimanche 2 novembre 2008

J’ai vécu de bien mauvais moments, à l’école ou à la maison, qui m’ont conduit plus d’une fois à penser que j’étais un incapable, sans idée, sans imagination, sans inspiration. Curieuse estime de soi!
C’est à l’occasion des “compositions” qu’on me commandait de rédiger que j’éprouvais ce sentiment de vide profond. On exigeait en effet que je fasse preuve d’originalité et j’en étais dépourvu. J’avais beau chercher, je ne trouvais pas le filon d’où auraient jailli les mots, les phrases, les idées qui auraient fait de moi un être original; je ne savais pas dans quelle direction chercher, je ne savais pas même à quoi pouvait ressembler quelque chose de vraiment original: les textes devant lesquels les adultes s’extasiaient ressemblaient, à mes yeux, comme deux gouttes d’eau à ceux qu’ils déconsidéraient. Je me sentais forclos. Je n’ai jamais osé leur demander de m’aider – ne pas être original est inavouable -, de me montrer, de m’expliquer. Rien n’y a fait!
J’en ai conclu alors que l’originalité n’était pas pour moi, qu’il me fallait laisser à d’autres ce sésame que la nature ne m’avait pas octroyé.
Je crois qu’en réalité je souffrais d’une obsession, une obsession partagée par d’autres, inavouable donc, que mon époque et l’école de mon époque m’ont instillée. À leur insu, car cette obsession de l’originalité vient de loin, elle a une histoire qui est peut-être aussi longue que celle des Temps modernes.
Il m’a fallu des années, loin de l’école et des médecins, pour commencer à guérir. Il m’a fallu du travail, des peines, des livres, des rencontres,…
J’ai compris alors, pas à pas, que la volonté, si nécessaire en de nombreuses occasions, ne peut pas tout. Il ne suffit pas de vouloir écrire ce qui n’a jamais été dit jusque-là pour être en mesure de l’écrire. Pire! c’est peut-être la meilleure façon de le rater. (À ce propos je me rappelle de la lecture d’un ouvrage de Paul Feyerabend (Contre la méthode) dans lequel le chimiste Kékulé raconte comment il a découvert une façon originale de représenter le benzène; c’était à l’occasion d’une rêverie au coin du feu au cours de laquelle il a distingué – dormait-il, rêvait-il? – l’image serpentine des volutes se refermant sur elles-mêmes. C’était l’idée qu’il cherchait depuis tant et tant d’années!)
Il convient peut-être de rester modeste en la circonstance et de se contenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jour, là, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en-ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte.

Jean Prod’hom