C 208 (Célestin Freinet XXIV)

Le Mont-sur-Lausanne / 10 heures
Vous persuadez aux enfants qu’ils doivent apprendre telle ou telle chose dont ils ne distinguent point l’utilité; vous les dressez à réciter des résumés, à résoudre des problèmes d’une logique plus ou moins douteuse et qui restent, trop souvent, pour ne pas dire toujours, des problèmes spécifiquement scolaires; vous les gavez de mots et de notions dont vous ne sentez pas vous-mêmes les rapports intimes et qui restent pour eux comme des pièces arbitrairement juxtaposées. Vous ne leur laissez jamais la possibilité de réfléchir, de juger, de choisir, de décider… Vous êtes toujours si pressés pour « voir » tout le programme! […]
J’exagère?… Voyons. Savez-vous, en permanence faire travailler et réfléchir vos élèves sur les conditions et les péripéties de la vie qui les entoure – la seule chose réelle qui les passionne au plus haut point, et à bon droit, n’est-ce pas? Non: vous pensez qu’ils doivent d’abord lire des livres qui seront pour eux les saints et les prophètes, mais qui dissocient leur personnalité et les conduisent à sous-estimer leurs propres possibilités en face de la puissance impérative de vos manuels. Vous leur enseignez l’histoire lointaine de peuples qui se perdent à leurs yeux dans la brume indécise des mythes, et vous oubliez qu’ils ont , sous leurs yeux, un passé proche ou lointain qui devrait être leur premier et élémentaire livre d’histoire. A l’enfant qui, dans les champs, au bord du canal, au lavoir, sur le parapet du pont, se livre à de continuelles expériences et comparaisons, vos manuels de sciences imposent des lois toutes faites, des affirmations pour eux incontrôlables, qui faussent à l’origine les principes mêmes, et les seuls salutaires, des vraies sciences humaines.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’effort, le plaisir et les jeux

Lac des Joncs (Célestin Freinet XXIII)

Les Paccots / 10 heures

Ce qui développe incontestablement la mémoire, ce qui permet du moins d’y caser avec ordre et sûreté un plus grand nombre de faits et de notions, c’est cette précision croissante que les hommes tentent d’apporter dans leur conception de l’univers, les relations de cause à effet qu’ils découvrent, la logique avec laquelle ils engrangent les éléments de la connaissance, Mais nous sommes loin, vous le voyez, du vulgaire exercice scolaire de la mémoire, des catéchismes ou des résumés à apprendre par coeur sans les comprendre, des listes de mots ou de notions à ingurgiter sans qu’on saisisse ni leur portée profonde ni leurs relations – ce qui les rend délicieusement interchangeables parfois.
Vous avez à faire dans ce domaine, n’est-ce pas?
A prendre conscience d’abord de vos faiblesses et de vos inconséquences pour vous débarrasser enfin de pratiques qui ne se maintiennent que par empirisme et commodité. C’est si simple de donner à apprendre par coeur une leçon de catéchisme, de morale ou d’histoire qu’on serait d’ailleurs incapable d’expliquer! Et puis, cela fait tellement illusion, des mots qu’on peut répéter pour affirmer sa science, tandis que les vraies opérations intellectuelles gardent quelque chose d’intime, qu’il est bien difficile et parfois impossible d’extérioriser, qui se manifeste peut-être seulement par un éclair plus assuré et plus positif du regard, comme une fugitive illumination.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
La mémoire

Allée du cimetière (Célestin Freinet XXII)

Corcelles-le-Jorat / 10 heures

– […] Nous jetons des ponts par-dessus les trous béants des mystères de la nature; nous allons élargissant le royaume de l’homme, à mesure que recule, en conséquence, la puissance de l’erreur, de la magie, de la religion.
– Mais, comme on ne fait en définitive que reculer le mystère, l’homme se retrouve pour finir sur l’autre bord du trou béant pour contempler avec la même frayeur inquiète d’autres trous béants. Vous faites effectivement reculer une erreur, ou la magie, ou la religion, mais pour buter avec autant de violence contre d’autres erreurs, contre les modernes magies au poison plus subtil… Mirages que tout cela! […]L’outil vaut d’ordinaire ce que vaut l’ouvrier. Vous avez cru qu’on pouvait renverser le propos et que le perfectionnement de l’outil perfectionnerait l’ouvrier. Il en fait trop souvent l’esclave. Là réside le grand drame de notre civilisation capitaliste. Sous le flot sans cesse grandissant des connaissances, l’homme déchoit parce que tout, autour de lui, l’arrache à lui-même et contribue à le détacher de ses pensées intimes. Comme si le centre du monde devenait la connaissance et les réalisations qu’elle suscite. Quant à regarder en soi, à réfléchir sur la nature et le devenir de ses actes, à faire peser sa pensée personnelle sur les destinées dont il participe, quant à diriger sa propre vie, on s’y essaie de moins en moins.
Et l’école a sa grave responsabilité dans cette « superficialisation » de la nature humaine; elle a sa révolution à accomplir, dans le cadre des réalités ambiantes, si elle veut vraiment marcher, comme elle le prétend, vers la liberté et la lumière.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
Culture et connaissances