Bibliothèque (Célestin Freinet XXVI)

Photo | Romain Rousset

Bibliothèque / 12 heures

Seulement voilà: vous avez tout faussé par la superficialité de vos pratiques et de vos conceptions. L’école ne doit pas rechercher systématiquement le plaisir, pas plus qu’elle ne doit cultiver la souffrance. Plaisir et souffrance ne sont jamais des forces profondes; ils sont seulement des manifestations, des indices, comme le jeu mollement huilé d’un moteur harmonieux ou les claquements et les butées sourdes qui marquent l’effort anormal et l’usure dangereuse qui en est la conséquence.
Ne croyez pas résoudre le grave problème de l’éducation en substituant arbitrairement, à l’école austère et antinaturelle, celle que des contemporains ont appelé l’école riante ou l’école joyeuse. C’est tout simplement peindre un masque trompeur sur une réalité qui n’en persistera pas moins, à peine déformée peut-être. Et vous courez le risque d’habituer les enfants à rechercher le plaisir pour le plaisir, à fuir une souffrance qui ne serait que l’antithèse du plaisir.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’effort, le plaisir et les jeux

Moille-aux-Blanc (Célestin Freinet XXV)

Riau Graubon / 16 heures

Non, les actes des hommes ne se réalisent jamais par le seul effort de volonté, mais parce qu’ils sont la conséquence, la résultante, de tout un comportement. Si le torrent qui descend furieux de la montage arrache les pierres et les arbres sur sa rive, ce n’est point qu’il porte en lui, comme un génie du mal, la volonté et la puissance de frapper le obstacles. Cette force de destruction qu’il est impossible d’isoler, si ce n’est arbitrairement, n’est qu’une composante dans laquelle interviennent le débit, la pente, la chute, les conditions atmosphériques et même l’accident qui a chargé le flot de quelque roc ou d’un cep noueux qui agissent ici comme d’invincibles boutoirs. […]
Un bon conseil: ne parlez pas trop de volonté à l’école, pas plus que dans la vie d’ailleurs. C’est un mot qui s’est définitivement usé parce qu’il a trahi les espoirs qu’on avait mis en ses vertus. […]

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’effort, le plaisir et les jeux

Jubilación

Cher Pierre,

Un tour de clef et un passage à la benne, je quitte le Mont les mains vides; il est temps de remercier ceux qui m’ont accueilli pendant les trente années passées au service de l’instruction publique du canton de Vaud. J’ai le sentiment d’y avoir été encouragé, soutenu même dans des entreprises qui n’étaient pas jouées d’avance, bricolées sur le tas, parfois bancales, mais sans lesquelles, je dois te l’avouer, je n’aurais pas fait long feu dans ce métier.
On m’a laissé les coudées franches et permis, au mitan, de m’essayer à d’autres activités en lien avec l’enseignement, d’abord dans les équipes de Lipp, Schoeni et Noverraz au temps de Maîtrise de français; puis au sein de l’éphémère BUROFCO, chargé de mettre en oeuvre, sans succès, les belles promesses d’EVM.
Pendant ces trente années, je n’ai cessé de penser qu’il était possible, malgré les innombrables maladresses et les inévitables malentendus – mais aussi grâce à eux – de changer l’école et nos vies, d’aller vers le mieux, vers le plus clair, vers le plus juste; j’ai cru, un peu naïvement je le crains, qu’il suffisait d’ouvrir les yeux et de nous mettre ensemble pour rendre notre école plus légère, plus humaine, plus efficace, pour ne plus avoir à nous plaindre des lourdeurs d’une institution qui court sur son erre comme un immense paquebot qui ne répondrait plus.
Je dois bien d’autres choses à l’établissement scolaire du Mont-sur-Lausanne, j’ai eu en effet la chance d’y rencontrer celle qui deviendra ma femme. Nous avons esquissé ensemble au Petit-Mont, il y a un peu plus de 15 ans, un pas de deux et monté la rampe de lancement de ce qui aurait dû constituer l’école de demain, avec son journal et sa ménagerie, son cimetière et son cloître, ses allées et ses contre-allées, une école de manuel, active, laborieuse et joyeuse. L’amour en a décidé autrement; Arthur, puis Louise et Lili sont nés; ils nous ont obligés à reconsidérer nos ambitions pédagogiques à la baisse. On a remis les mains dans le cambouis, nouveaux élèves, nouveaux collègues, nouveaux projets.
Il y a une dizaine d’années, j’ai décidé de mettre en oeuvre, moi aussi, ce que j’exigeais de mes élèves, impératif catégorique oblige; je me suis mis à écrire, en tous sens et bientôt quotidiennement. C’est ainsi que je me suis aménagé une espèce de boudoir ou de gueuloir, à la fois roncier et clairière, île, oasis, bref un domaine que j’ai appelé « marges » et dans lequel j’ai déposé, jour après jour, les billets qui m’ont aidé à retrouver et ne plus négliger, ce dont cet impossible métier s’évertue à nous écarter: la vie, ses mystères, ses refrains, ses saisons.
Et lorsque, il y a quelques années, j’ai fait la demande de pouvoir disposer d’un peu de temps en fin de semaine pour répondre à l’invitation d’un éditeur qui me proposait d’écrire quelque chose sur les restes de la vaisselle du monde, il m’a été octroyé. J’ai fêté en 2014 la parution d’un livre, d’un second en 2015. D’autres sollicitations se sont présentées ensuite, autant d’occasions qui font le larron et auxquelles je souhaite désormais me consacrer.
S’arrêter, c’est cela qui est difficile, écrivait Ludwig Wittgenstein; nos institutions n’ont en effet pas d’état d’âme, chacun de nous est invité un jour à quitter la partie, quoi qu’il advienne et quoiqu’il en pense, c’est ainsi et tu le sais; on devrait en être averti dès le premier jour.
Ça y est, j’ai payé mon passage comme tu l’as fait et l’ont fait ceux qui nous ont précédés et le feront ceux qui suivront. Il est temps de refermer le soufflet de mon accordéon, d’abouter le début avec la fin, de mêler la mélodie insouciante de l’enfant que j’ai été avec l’ostinato de l’adulte que je suis devenu, de retrouver une vie empreinte de liberté – mélodie et rythme choisis sans contrainte –, de revisiter la réalité qu’il m’a fallu quitter un matin d’avril pour me rendre à l’école, avec le temps qui respire comme bon lui semble, avec aux deux bouts le soleil qui se lève et le soleil qui se couche, de boutiquer mes jours, à l’estime, sans plus craindre de sauter du coq à l’âne, de reprendre la construction de mes châteaux de sable, de réouvrir ma boîte à trésors, de faire des mots avec les lettres des soupes alphabet de chez Knorr, d’en tirer quelques phrases en y laissant les matins se fondre dans les après-midi, et la vie se soutenir à elle-même.
Sans toutefois perdre de vue ceux avec lesquels je vis et qui me tiendront éveillés: Sandra et nos trois enfants qui n’en ont pas fini avec l’école. Et tous ceux qui m’ont accompagné et que je n’oublie pas, morts ou vivants, ceux de Bursins et de Villarzel, ceux d’ici et ceux de là-bas, Anne-Hélène, François, Stéphane, Denis, Frédérique, Sylvie, Olivier, Jasmine, Brigitte, Justine, Pascal, Line, Claude, Adèle, Yves et les autres. Et toi mon cher Pierre, à qui je souhaite un bel été.

Amitiés.
Jean