Jardin (Célestin Freinet XXI)

Riau Graubon / 20 heures

– […] Et croyez vous qu’au fond Victor Hugo n’avait pas raison lorsqu’il écrivait ces vers célèbres:

Tout enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne!…
Quatre-vingt-dix pour cent des gens qui sont au bagne
Ne sont jamais allés à l’école une fois,
Et ne savent point lire, et signent d’une croix…

– Le problème est examiné ici par un biais trop visiblement partial. La chose est autrement complexe. Il est certainement exact que la plupart des déchets sociaux dont vous parlez n’ont pas fréquenté l’école. Ils s’y sont essayé parfois, mais soit qu’ils fussent foncièrement indisciplinés, soit que leur complexion physiologique et mentale et les vices de leur première éducation les aient rendus presque insociables, l’école n’a su ni les intéresser, ni les toucher, ni les accrocher et les garder. Parfois, même, elle les a franchement rejetés et elle est mal venue de se prévaloir de ces tristes réalités pour vanter les mérites de l’instruction dont les mauvais sont exclus d’avance. […]

Je ne suis pas homme, vous le savez, à m’en prendre automatiquement à ce qui est. J’estime au contraire, pour ce qui concerne l’école, qu’il y a des connaissances élémentaires dont nos grand-parents pouvaient fort bien se passer et dont l’acquisition est aujourd’hui nécessaire, parce que celui qui ne les possède pas ne peut pas remplir efficacement sa fonction sociale et qu’il se trouve trop radicalement handicapé dans la lutte pour la vie. Enseigner ces éléments de connaissance, c’est mieux armer vos élèves, leur donner de plus grandes possibilités de travail,  comme le fait le professeur d’auto-école. Ni plus ni moins. Et j’en veux à la pédagogie contemporaine d’avoir si bien brouillé les éléments de son action que ce but essentiel lui-même n’ait jamais été considéré avec toute l’application réaliste qu’il mérite. Il ne s’agirait pas, en l’occurrence, de discuter oiseusement si cette acquisition est en elle-même formative. C’est là une préoccupation secondaire. La société exige une certaine somme de connaissances, un minimum d’acquisitions et d’initiations, mais en sauvegardant cependant, nous le verrons, les droits de la vie et de l’humanité. […]

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
Culture et connaissances

Jardin (Célestin Freinet XX)

Riau Graubon / 21 heures

Il était justement occupé à feuilleter, dos tourné à la porte, les quelques livres qui constituent sa rudimentaire bibliothèque. Il ne lisait pas: il consultait au passage quelques pensées qui lui sont familières, comme s’il parlait à un ami discret et profond. Il y a là les Evangiles, une Bible, les pensées de Confucius, des paroles de Bouddha, cette divine Imitation de Jésus-Christ, les Paroles d’un croyant de Lamennais, qu’il apprécie si hautement, Descartes, Rabelais et Montaigne et, parmi quelques livres de Victor Hugo qu’il affectionne particulièrement, de rares ouvrages modernes, choisis on ne sait comment mais avec un éclectisme qui ne manque pas d’être surprenant. […]
La sagesse que certains hommes ont dans l’esprit peut tout aussi bien être dans les livres si on l’y a mise. Il en existe incontestablement quelques-uns qui renferment, je ne dis pas toute la sagesse, mais des lueurs au moins de sagesse. Il s’agit de savoir distinguer, les choisir, et les lire ensuite, non pas en passe-temps, pour amuser l’esprit mais pour converser, avec nos penchants profonds, avec ceux qui les ont écrits. […]

Autrefois, quand on cueillait une poire, on sentait, rien qu’à la voir, à la palper, à la humer, si elle était bonne ou mauvaise, vulgaire ou succulente. Le ver qui s’était peut-être établi sans gêne à l’intérieur n’avait pu cacher son passage qui restait comme un oeil accusateur sur la peau appétissante. Aujourd’hui, sur les arbres «traités», la nocivité est habilement dissimulée. Votre poire est apparemment pure est nette, mais c’est dans sa nature même que se dissimule le toxique pernicieux et subtil.

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail, 1949
L’instruction ne rend pas toujours l’homme meilleur ?

Jardin (Célestin Freinet XIX)

Riau Graubon / 16 heures

Ils marchaient quinze heures, et puis encore quinze heures, et cela semble une bien pénible épreuve pour vos corps usés de citadins et vos jambes que l’auto et le train ont déshabitués de l’effort. Pour fuir, ou même simplement pour jouer, pour jouir de l’exercice naturel et harmonieux de son corps, le lièvre trotte pendant des heures et des heures à travers la montagne. Nos voyageurs partaient de même, le pied leste et le corps souple, à peine assagis à leur arrivée à la ville, prêts à repartir quelques heures plus tard, fiers et joyeux sur la route du retour.
– Mais que de temps perdu par rapport à la rapidité des transports actuels!
– Pourquoi du temps perdu?… Si on raccourcissait les délais de transport pour mieux employer d’autre part les heures ainsi économisées!… Mais a-t-on vraiment fait quelque chose dans ce sens?…
Les voyages n’étaient en eux-mêmes ni une souffrance ni un sacrifice. On chantait, on riait, on voyait des pays nouveaux; on parlait chemin faisant, ou au hasard des haltes dans les fermes, avec des étrangers qui vous donnaient des nouvelles; on se familiarisait avec d’autres champs, avec des cultures inconnues. Et on s’en retournait au village avec l’auréole de celui qui a vu!
Non, la suppression de ces convois n’est pas forcément un progrès humain. Il pourrait et devrait l’être. Pourquoi ne l’a-t-il pas toujours été? C’est justement ce que j’essaie d’expliquer. 

Célestin Freinet, Oeuvres pédagogiques I,
L’Education du travail,1949
Le progrès technique est-il forcément un progrès humain?